La Mort de la bien-aimée
de Marc Bernard

critiqué par Pjb33, le 23 mars 2018
(Bordeaux - 72 ans)


La note:  étoiles
l'amour plus fort que la mort
Au panthéon des amours célèbres, il faudra ajouter celui de Marc et Else.

Encore un auteur oublié, malgré un prix Goncourt en 1942, Marc Bernard. Ce qui lui survivra, ce sont les livres qu’il aura consacrés à sa compagne, Else, disparue en 1969, après trente ans d’amour.

Et d’abord le splendide "La mort de la bien-aimée", publié en 1972. Ils s’étaient rencontrés en 1938, au musée du Louvre, par le plus grand des hasards (mais y a-t-il un hasard : "J'ignorais bien entendu que ce fût elle, mais quelque chose en moi le savait ; c'est pourquoi je l'observais avec tant d'intérêt, de curiosité, comme si je pressentais qu'elle recelait ce qu'aucune femme ne m'avait encore donné"), devant la Vénus de Milo, alors qu’Else s'apprêtait à partir pour l'Amérique. Peu après, ils vont se mettre en couple, c’est le début d’un amour immense et inespéré ("Les mots que j'avais refusés aux autres me venaient spontanément à la bouche. Il me semblait que personne ne les avait dits avant moi tant ils sonnaient juste et exprimaient parfaitement ce que je ressentais. Je savais, au moment même où je les prononçais, que ma chance était inespérée, qu'il est des quantités d'Hommes et de femmes qui mourront sans l'avoir eue, de même que j'ignorais avant, qu'il pût exister un univers privilégié tel que celui où je venais d'avoir accès"), Marc Bernard cesse de travailler pour se consacrer à l’écriture. Tant pis s’ils vivent dans la pauvreté, c’est le prix à payer pour s’aimer en toute tranquillité. Mais un jour, Else tombe malade : "Alors commença l'époque de mon plus grand amour, quand le cœur s'élargit jusqu'à contenir l'univers, contrebalançant la cruauté par un surcroît de richesse, où nous quittons le contingent pour l'absolu".

Ce très beau récit restitue dans une simplicité absolue le souvenir de la morte ("quand on a tout perdu avec le regret de n'avoir pas aimé encore davantage, ou plutôt de n'avoir pas su mieux l'exprimer"), le poids de la maladie ("Tout se passait comme si je la portais dans mes bras ; je sentais que son poids spirituel, celui de son âme, reposait entièrement sur moi. « Tu m'aides à vivre. » Non, je ne pouvais pas l'aider à vivre, mais je pouvais, et cela pleinement, consciemment, l'aider à mourir à force d'amour"), son devenir dans l’éternité, dans le néant : visiblement, pour lui, elle existe toujours au-delà de la disparition, L’amour est plus fort que la mort. Les souvenirs de tendresse, d'émotion, renforcent une sorte de fidélité posthume. C’est peut-être ce qui donne du sens à leur histoire, de conserver l’ineffaçable.

Chemin faisant, il s’interroge sur le courage : "Le seul courage qui vaille c'est celui, si pudique que si l'on n'est pas tout près il passe inaperçu, tant ceux qui le possèdent font face au péril avec discrétion", sur le silence : "Que d'occasions perdues ! Le temps, l'habitude, un faux sentiment de sécurité – n'avons-nous pas l'infini devant nous – nous poussent à taire ce dont nous avons pourtant le cœur plein", sur la culpabilité : "À parler si complaisamment de la mort d'Else, je redoute de l'avoir provoquée. Il se pourrait que le lien entre le signe et le fait soit plus étroit que nous n'imaginons. Je ne puis m'empêcher de croire que si je suis vivant, si jusqu'à ce jour j'ai été si longuement épargné, c'est parce qu'Else a pris sur elle tout le malheur", ou "Elle a payé le droit à l'existence un peu trop élevé. Je n'ai eu, à peu de chose près, que le bon ; elle n'a eu que le mauvais". Surtout il veut absolument marquer son passage sur terre, qui l’a rendu tellement heureux : "Else n'a laissé aucune trace. Depuis, je me demande combien d'êtres passent méconnus, que certaines de leurs qualités – pudeur, discrétion, désintéressement, humilité, manque de confiance – laissent ou ont laissé dans l'obscurité. Diamants qu'aucun hasard n'a fait paraître au jour".

Pendant la durée de la maladie, il s’étonne que "Jamais elle n'eut ce regard de jalousie que les condamnés ont en présence de ceux qui survivront..." Il se réjouit de la manière dont elle s’accommode de la maladie pendants les moments de répit : "Elle s'étendait dans les draps frais comme sur un lit de pétales. Dans sa misère il ne lui restait que ces brefs instants de soulagement. « Comme c'est bon ! » Elle tirait le meilleur parti de tout". Il s’émerveille de la manière dont Else lui fait accepter la mort : "De même que j'aidais Else à mourir, elle aussi par sa gentillesse, son courage, m'aidait à accepter sa mort ; elle me rendait sensible que notre aventure avait été si merveilleuse, qu'elle l'était encore, que rien ne pouvait la ternir, ni diminuer l'ivresse que nous avions à être l'un près de l'autre, et que, loin de l'affaiblir, la certitude qu'il nous restait si peu de temps pour en jouir exaltait".

Que de pudeur, de raffinement, de délicatesse, de sagesse dans ce livre : "Ceux qui prétendent que l'amour ne saurait résister à l'habitude en ont une conception basse. La médiocrité est souvent dans celui qui regarde, non dans ce qu'il croit voir".