Éléments d'un songe
de Philippe Jaccottet

critiqué par Eric Eliès, le 27 janvier 2018
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Méditations sur la condition humaine et sur l'essence de la poésie
Ce recueil de textes courts, dont le ton m’a souvent fait songer aux paroles d’Yves Bonnefoy, mêle des récits, parfois oniriques, et des réflexions portant principalement sur l’essence du sentiment poétique, dont Jaccottet souligne la parenté avec le sentiment mystique tout en se défendant de vouloir les confondre.

Le recueil est riche d’anecdotes autobiographiques illustrant le rapport au monde de Jaccottet, qui n’est pas ignorant des combats idéologiques mais se montre avant tout soucieux d’une poésie qui se ferait l’écho, telle une chambre de résonance, du chant du monde qui court, presque inaudible, comme une respiration émanant de la terre elle-même… La nature est omniprésente dans l’œuvre de Jaccottet, comme le lieu où transparaît la beauté harmonieuse d’un ordre supérieur qui ne se laisse pas saisir et nourrit la quête - jamais assouvie et toujours recommencée – d’une révélation. Le recueil s’ouvre d’ailleurs sur une longue méditation « à partir du rêve de Musil », dont les personnages (Ulrich et Agathe) s’épuisent à vouloir accéder à une vie de plénitude dans un monde médiocre et terne… Jaccottet se moque un peu de ceux qui lui ont reproché de s’isoler en pleine campagne, dans une nature idyllique, et de ne pas s’engager sur la voie d’une poésie socialement militante. Pour Jaccottet, qui dit avoir vécu dans l’enfer des « grands immeubles noirs de Paris », la détresse humaine est partout perceptible, même dans un village de montagne qui bruisse de querelles familiales, et il consacre de longues pages à s’interroger sur la mort d’un vieil homme malingre renversé par un camion, qui agonise atrocement à l’hôpital, qui n’est plus que de la chair gémissante de douleur et, peut-être, d’effroi... Se remémorant, face aux taches de sang qui maculent l’oreiller et les pansements, les poèmes de Saint-Jean de la Croix, Jaccottet songe que l’espoir en la bonté d’un Dieu compatissant peut avoir la vertu d'illuminer des vies sordides et misérables, souvent poissées de mesquinerie, de défiance et de violence, qui semblent absurdes et privée de sens. Jaccottet s’interroge à plusieurs reprises sur l’étreinte de la mort et sur la faiblesse de la poésie, comme une lampe qui chercherait à percer des ténèbres infinies, et sur la genèse du sentiment religieux. En notre époque où sont morts les dieux, qui n’étaient que les symboles de nos peurs et de nos espoirs, la poésie, qui porte un chant d’amour envers le monde, est peut-être le dernier culte rendu à l’Indicible. Mais c’est un culte anti-religieux, parce que l’humilité de la parole poétique, qui n’est finalement rien d’autre qu’une quête, intime et personnelle, de la plénitude dans la présence réelle du monde et dans ses manifestations les plus quotidiennes, s’oppose aux certitudes et aux grandiloquences d’une piété transformée en dogme, qui trahit son objet.

Sur la terre sont dispersés les ossements des dieux ; je ne veux ni les bafouer, ni les déterrer. Ils sont les signes émouvants d’une fidélité changeante, et pour nous encore des guides et des encouragements dans l’incertitude ; c’est l’incertitude qu’il nous faut dire, la vie dans les ruines sans pleurer sur des puissances détruites, sans nous échiner à les restaurer. Nous sommes d’un temps où ce qui compte, peut-être, c’est une fleur apparue entre des dalles disjointes, ou même moins encore. Il nous faut simplement montrer cela, dans la sérénité d’une attente inexprimable. Il n’est pas décent de gémir, ni de claironner. Quelques phrases seulement, aussi tranquilles et fermes qu’un regard où la peur n’entre pas. Lumineuses comme des passerelles. Un équilibre presque insensé, tel est le plus beau défi à l’imminence du Pire.
Peut-être faut-il moins encore. L’herbe où se sont perdus les dieux. Les très fines pousses d’acacia sur le bleu, presque blanc, du ciel plus mince qu’une feuille. L’hiver. Etre un homme qui brûle les feuilles mortes, qui arrache la mauvaise herbe, et qui parle contre le vide.

Dans cet élan vers le monde, les êtres aimés, et plus particulièrement la femme aimée, jouent un rôle décisif de passeur. Ils ancrent le poète dans la chair du monde et l’aident à se révéler à lui-même dans sa quête d’une plénitude terrestre insaisissable. La prose poétique du très court « Le conseil des eaux » (où le poète et son amie sont contraints par une forte pluie à rester dans la chambre et ses pénombres) illustre admirablement l’importance vitale de cette union :

La pluie avait réduit peu à peu l'espace à n'être plus que cette chambre, que ce cœur : dans cette humide maison silencieuse l'amour n'avait plus eu de porte à pousser pour revenir et pour s'asseoir. (...) C’était le murmurant conseil des eaux. Esprits passagers, sans puissance, ombres très incertaines, à la merci d’une larme ou d’un cri, lueurs emportées, paroles minées, approches douteuses, suspectées, pourtant, si nous respirions, si nous parlions, si nous regardions enfin avec tendresse à travers la croissante obscurité, c’était justement parce qu’un mouvement invisible nous portait vers l’invisible. Nos yeux s’étaient ouverts parce que nous étions dans l’hésitation et l’ignorance, nous nous aimions parce que le bonheur de l’amour est impossible, nous avions allumé un feu entre quatre cloisons de pluie, et un collier qui eût pu être de pluie brillait dans l’ombre de tes cheveux d’ombre comme la voix de quelqu’un qui appelle un égaré dans la nuit et, par sa seule inflexion, lui désigne son chemin.