Journal, IX : Gratitude: (2004-2008)
de Charles Juliet

critiqué par Mathieu971, le 16 janvier 2018
( - 67 ans)


La note:  étoiles
une découverte capitale
Mieux vaut tard que jamais. Il est vrai que je suis très jeune et que l'auteur est âgé (né en 1934, il pourrait être mon grand-père), mais son Journal, qui semble être publié depuis les années 90 et en est à son 9ème volume, aurait dû attirer mon attention plus tôt. Le hasard du passage devant la vitrine d'une librairie m'a fait découvrir cette merveille ; je commence donc par la fin, bien que l'auteur annonce in fine qu'il espère pouvoir encore publier un dixième volume, car il continue à prendre des notes sur ses rencontres, ses lectures et ses méditations.
J'ai été frappé par la tenue de l'écriture, incisive, forte, simple et sans auto-complaisance, comme trop souvent dans l'autofiction contemporaine. Pas de graisse, du ramassé, du contenu vif et ardent : un homme qu'on aimerait connaître, rencontrer et avoir pour ami.
J'ai relevé quelques phrases qui m'ont donné envie de les recopier dans mes carnets, comme lui-même a l'air de le faire quand il lit.
Je vous les livre dans l'ordre chronologique :

25 janvier 2004 : Cette capacité que nous avons à nous renouveler, à faire place nette, à oublier ce qui a pu nous abîmer, nous amoindrir. Quand le désir surgit, l’étonnant est que nous pouvons être entièrement neufs, aptes à vivre avec avidité l’instant qui se présente.
3 avril 2004 : Être pauvre, ce n’est pas seulement avoir peu d’argent pour vivre. c’est être installé dans la soumission, c’est ne pas pouvoir imaginer qu’on pourra un jour tenter d’inverser le cours des choses. […] Il m’a fallu beaucoup de temps pour me délivrer de ce qui me maintenait dans cette soumission.
30 juin 2004 : D’une part, notre vie triviale, répétitive, ennuyeuse, bornée par la mort, d’autre part notre nostalgie de l’immense, de l’éternel – nous effectuons si souvent le voyage de l’un à l’autre.
10 octobre 2004 : L’âme... Je n’emploie jamais ce mot. Je lui ai substitué le spirituel. En dehors de toute croyance religieuse, ce mot désigne pour moi :
– l’aventure de la connaissance de soi
– la mutation de la naissance à soi-même
– l’observance d’une éthique
– le besoin de s’élever, de faire grandir le meilleur de soi
13 décembre 2004 : Nous sommes ancrés dans notre quotidien, dans des vies étriquées, sans grandeur, souvent assombries par la pensée de la mort, et pour échapper à l’ennui, au découragement, nous désirons nous projeter dans un espace sans limites, un espace où nous serions délivrés du temps et de notre condition.
5 décembre 2005 : Le sens de la vie n’est pas à chercher. Il s’impose comme une évidence quand nous comprenons qu’au long de notre vie, nous aurons à travailler sur nous-mêmes, pour nous amender, développer notre humanité, devenir humbles, devenir bons, consentir à la nécessité d’aimer et autrui et le monde.
27 juillet 2006 : Bien des êtres n’ont qu’une conception erronée de la liberté. Ils pensent qu’être libres consiste à se soustraire à certaines règles, à certaines obligations, certaines contraintes. Il ne s’agit pas de cela. Être libre, c’est ne plus être soumis à ce qui trop souvent nous détermine, c’est pouvoir penser pour soi-même.
27 décembre 2006 : L’auteur d’un livre aimé, il arrive qu’on tienne à lui autant qu’à un être de chair. Il participe à notre vie la plus intime et c’est souvent qu’on dialogue avec lui.
13 août 2007 : Ce maître zen avait vu juste :
Soit vous comprenez et à l’évidence, je n’ai rien à vous dire.
Soit vous ne comprenez pas, et en ce cas, toute explication serait inutile.
10 novembre 2007 : Chacun sait que l’estime de soi et son complément, la dignité, nous sont absolument indispensables. Elles ne supportent aucune atteinte. Or il suffit de bien peu pour les égratigner et causer une souffrance qui attaque l’être en ses racines.

J'ai été frappé aussi par le contenu de ses lectures (et le nombre d'écrivains qu'il donne envie de lire), les rapports qu'il entretient avec des artistes, le foisonnement de la vie qui se dégage de ce Journal qui couvre cinq années, alors que l'auteur avait déjà dépassé 70 ans. Quel formidable esprit ! Quel guide pour des jeunes gens, pour d'autres écrivains, pour des artistes ! Pour paraphraser Malraux, je dirais volontiers qu'il est pour moi un contemporain capital !
Bravo à Paul Otchakovsky-Laurens d'avoir soutenu cet écrivain, qui lui rend d'ailleurs hommage à plusieurs reprises.