O & M de Charles Estienne, Charles Lapicque (Dessin)

Catégorie(s) : Littérature => Francophone

Critiqué par Eric Eliès, le 2 novembre 2017 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 10 étoiles
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Une version moderne du conte ténébreux, à la fois mystérieux, envoûtant et vénéneux

Charles Estienne est plus connu comme critique d’art et auteur de monographies que comme romancier. Son unique roman, publié en 1966 avec un titre sibyllin, dégage un charme mystérieux et envoûtant, qui peut dérouter et ne pas plaire. Mais il s'agit, pour moi, d'un chef d'œuvre méconnu qui s’inscrit dans la lignée des récits (je pense notamment à Charles Duits, Noel Devaulx et à Ribemont-Dessaignes) qui parviennent à élever au rang du mythe certains aspects de notre réalité triviale, en les transcendant par l’onirisme et par une mise en perspective grandiose dans l’espace et le temps.

« O » et « M » sont deux figures archétypales que l’auteur a empruntées à d’autres. « O » est la même que l’amante, soumise jusqu’à l’esclavage, de Pauline Réage (qu’il est recommandé – mais pas nécessaire - d’avoir lu préalablement pour pleinement comprendre sa psychologie et certaines références à d’autres personnages comme Sir Stephen) : elle incarne la femme dans son essence d’être charnellement convoité mais, ici, « O » n’est pas un être totalement passif et ne prend pas plaisir dans l’abandon. Elle s’interroge et, sans aller jusqu’à résister, parfois se dérobe. « M », dont le dévoilement est bien plus progressif, est Melmoth, l’homme-errant, l’homme aventureux jamais en repos, principe de force et de rébellion au cœur de la civilisation dont il méprise la bien-pensance.

En arrière-plan de leur rencontre, quelque part en Bretagne, et d’un complexe jeu de séduction réciproque, la nuit et la mer sont omniprésentes. Le roman s’ouvre d’ailleurs par C’était dans un pays de mer et l’union sexuelle de O et de M, à la fois sauvage et tendre (car il y a aussi une sorte de fascination amoureuse entre ces deux êtres), aura lieu à la tombée de la nuit, sur des rochers battus par le vent et une houle puissante. Le ton du récit est celui du conte (où le conteur n’hésite d’ailleurs pas à intervenir directement, notamment dans une hallucinante scène de rêve dans un manoir breton, ou à digresser sur l’évolution des sentiments de « O », qui parcourent toute la gamme des nuances entre la peur et le désir de plaire) et les descriptions des forces élémentaires sont très visuelles et expressives. Charles Estienne fréquentait les surréalistes et fut très proche des peintres de l’abstraction lyrique (il fut ami avec André Breton et Nicolas de Staël) et son style d’écriture parvient à susciter des effets similaires, en jouant à la fois sur la précision et sur le souffle lyrique des descriptions, notamment dans son évocation des côtes rocheuses et des landes bretonnes. Il sait aussi brosser le portrait psychologique et physique d’un personnage, esprit et corps d’un seul tenant. L'écriture est remarquable, réellement envoûtante, et installe une atmosphère caractéristique du romantisme noir, à la fois mystérieuse et vénéneuse, qui fait écho à certains romans gothiques ou surréalistes.

Le récit s’achève à Paris où « O » reprend son métier de prostituée et fait des passes dans la rue de Saint-Denis, où son allure détonne un peu au milieu de ses consoeurs. Elle attend « M », qui lui a promis de venir la retrouver, mais les semaines passent… Comme on m’a souvent reproché sur le site de trop dévoiler les romans, je n’en dirai pas plus concernant l’intrigue ! Néanmoins, pour éviter tout malentendu, je tiens à souligner la misogynie et le climat de violence psychologique qui imprègnent le récit et peuvent légitimement gêner le plaisir de lecture. Il n’y a aucune scène explicite (le récit n’est ni pornographique ni érotique et se démarque nettement de « Histoire d’O ») mais, clairement, si le roman se déroulait en 2017, « O » aurait de quoi saturer twitter avec le hashtag #balancetonporc… On sent, par certains détails un peu sordides, que l’auteur a une connaissance intime non seulement du monde maritime mais aussi du milieu des voyous et de la prostitution...

Le texte est accompagné d’illustrations de Lapicque (qui fut peintre de marine), au trait épais comme si elles avaient été dessinées au feutre noir.

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