La Descente de l'Escaut suivi de Tragique
de Franck Venaille

critiqué par Septularisen, le 10 juillet 2017
(Luxembourg - 56 ans)


La note:  étoiles
Et la lune, dès lors, devenait le seul signal lumineux balisant la terre.
elle jouait avec les embrasures de ces lourds rideaux qu’à
La hâte j’avais tiré sur nous, m’écoutant évoquer l’âpre
Vin bu, le clapotis des eaux, l’harmonie combien secrète
De la grande villa silencieuse C’est alors que je l’entendis
Dire qu’il était temps pour elle, é son tour, d’user de moi.

(Extrait de « Tragique »).

Franck VENAILLE est né à Paris en 1936. Il publie ses premiers poèmes pendant la guerre d’Algérie et ne cessera d’écrire ensuite. En 1968 il découvre la Flandre dont il tombe éperdument amoureux, il ne cessera plus dès lors de la décrire dans tous ses recueils, au point qu’on le surnommera : «L’homme qui voulait être belge».

Ce livre de la collection Poésie/Gallimard nous propose deux recueils de l’auteur, «La Descente de l’Escaut» daté de 1995 et « Tragique » daté de 2001.

« La Descente de l’Escaut » est un hommage à la Flandre que l’auteur aime par-dessus tout. C’est une sorte de carnet de voyage poétique. Le poète suit le cours du fleuve de sa source en France jusqu’à son embouchure aux Pays-Bas, en passant par Tournai, Gand, Anvers… Chemin faisant il nous décrit, ou plutôt il forme devant nous, avec sa langue, mélange de fougue et d’ascèse, des paysages d’une puissance hallucinatoire sans pareil. («Et de la bouche magique sort l’eau très pure que tu vas suivre et qui peut, et qui doit (n’était-ce pas écrit ?) à jamais te régénérer.»)

C’est sombre, sobre, mais qu’est-ce que c’est beau!
C’est une œuvre qui laisse un goût amer, mais fort, avec les couleurs blanc, gris et surtout noir qui reviennent presque à chaque page, notamment pour décrire l’Escaut. (« Et combien de fois me suis-je surpris à prendre parti, haïr même cette matière noire et mauvaise »). Les villes sont décrites dans tout ce qu’elles ont de vieux de, sale, de sombre, de décrépi, notamment les anciennes villes industrielles souvent décrites de nuit d’ailleurs… (Des arbres pleurent. D’autres vomissent. Humblement, les chevaux de la nuit se détournent. Silence contre silence.)

L’eau est aussi omniprésente, à tel point que parfois on a l’impression qu’elle prend vie et devient véritablement un des personnages principaux du recueil. Laissons la parole au poète :

L'eau Toute l'eau L'eau encore elle L'eau de
toujours suffira-t-elle cette eau à laver le

marcheur de ses fautes ? Dans un calme propre-
ment effrayant Le ciel et l'eau ne me dites pas

qu'ils vont s'absorber ! Que l'un et l'autre vont
copuler et, d'extase, se retourner, se vautrer, faire

pleuvoir ! Tout est si calme On n'entend que les
pas du marcheur à l'idée fixe : toute cette eau y
parviendra-t-elle ?

Du vaste paysage autrefois immergé s'
Élève une plainte dont nul ne connaît l'origine

Exprime-t-elle ce que les hommes nomment : la
Douleur ? Dit-elle ce, qu'à eux-mêmes, se cachent

Les peupliers serrés comme autant de frères au-
Tour de la dépouille du père Et qui geignent !
Disant l'angoisse ancestrale des pays plats
devant la montée de l'eau Ah ! Tous ces arbres

Dressés à l'intérieur même du fleuve Que je ne
sais pas voir mais dont je sens la solitude

Tels les grands crucifiés à l'angle des plaines!

Tragique est un recueil plus « intime ». Ici Franck VENAILLE, nous livre en filigrane des éléments de son autobiographie. On y croise notamment p. ex. la souffrance, l’amour de la solitude, la révolte, l’envie de crier du poète. L’écriture du poète se sublime ici, - notamment avec une ponctuation sortant de l’ordinaire pour de la poésie -, pour nous faire ressentir ses sentiments.
C’est fort, parfois violent, mais toujours très juste. C’est de la poésie qui est fait vraiment sur un ton très particulier, typique de l’auteur, un humour grinçant, une dose d’autodérision, du tact de la débauche, du désespoir, des émotions…

Encore une fois laissons maintenant la parole au poète :

Je suis probablement un homme mauvais.

Grinçant de haine quand ma salive malade
coule de mes lèvres, là, sur ma poitrine.

Demandez-moi d’être heureux et me voici
lamentable et quelconque, vie ne se vaut
qu’en lambeaux épars sur un mur lépreux.

Enfant, j’aimais l’intimité des bas noirs
il m’en reste une attirance envers ce qui
brûle, ce qui exalte, ce qui fuit, hélas.

A pleine bouche je mords de rage, puis
solitaire, toujours vers l’ombre, m’enfuis.

J’ai peur. Je pleure. Ah, trop sensible suis!

Un très grand poète, une poésie de « notre temps », une œuvre exceptionnelle, une très belle découverte pour moi. Sans aucun doute un livre de poésie à ne rater sous aucun prétexte!

Rappelons que Franck VENALLE a été (entre autres), le lauréat du Grand prix de poésie de l’Académie française en 2011, du Prix Goncourt de la poésie 2017 et du Grand Prix national de la poésie 2017.