Entre
de Philippe Jaffeux

critiqué par Débézed, le 7 mars 2017
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
Dans l'intervalle
Quand j’ai découvert ce livre, j’ai cru que le titre était une invitation : « Entre », viens dans mon texte, viens dans mes lignes, viens dans mon histoire et après avoir lu quelques pages, j’ai compris que ce « Entre » n’était pas un verbe mais la préposition qui désigne un intervalle entre deux éléments. L’intervalle qui est le sujet proposé par l’auteur dans son texte, une suite de phrases, des vers libres, mises bout à bout avec pour seule ponctuation des espaces variables aléatoires. « Entre est ponctué à l’aide d’une paire de dés. Les intervalles entre chaque phrase s’étendent donc entre deux et douze coups de curseur ». Le hasard, le hasart selon l’auteur, joue un rôle déterminant dans ce texte : « Entre est un texte aléatoire qui est accompagné par l’empreinte de trois formes transcendantes : le cercle, le carré et le triangle ». Trois formes qui font comme des trous dans le texte, des espaces réservés pour inclure des illustrations ou d’autres choses.

Pour tenter de comprendre cette proposition bien énigmatique, il faut connaître un peu Philippe Jaffeux, je le connais moi-même très peu, et surtout le formidable travail qu’il a entrepris pour inventer une écriture accessible aux personnes à motricité très réduite. J’ai donc lu ce texte comme une suite de son travail, une suite proclamant la mort de l’écriture traditionnelle :

« Une réunion de trous pleurent un enterrement de l’écriture »

« Entre » serait donc les intervalles dans lesquels s’inscrit l’histoire qui aurait déserté le texte inaccessible par la faute d’une écriture vaine.

« Onze nombres mesurent des intervalles qui racontent l’histoire d’un jeu »
« Elle évoque une écriture décomposée pour raconter l’histoire d’un espace essentiel »

Il y a dans ce texte comme un chant de désespoir, de déception, d’amertume devant cette écriture en ruine qui ne permet pas à l’auteur de s’exprimer.

« Mes mots se couchent entre des interlignes qui comprennent chaque retour de ton évolution solaire »
« La dépouille de sa langue dévaste le terrain de mon silence »
« J’éprouve le dégoût d’une langue qui libère mon voyage de ton histoire »

Ne pouvant pas s’exprimer par une écriture qui ne lui est plus accessible, l’auteur trouve refuge dans les intervalles, les interlignes, les blancs entre les mots, faisant bon usage de l’adage : « il faut savoir lire entre lignes ».

« Tes phrases sont touchées par des blancs qui se souviennent d’un fantôme »
« Tes intervalles prennent modèle sur eux-mêmes pour reproduire une déficience exceptionnelle »
« Elle trouve asile dans des intervalles qui soignent une écriture malade »
« Une masse d’intervalles génèrent le courage d’un mouvement »
« J’écris avec des intervalles qui parlent à l’alphabet d’une image »
« Des blancs interagissent avec des étoiles qui illuminent le fond de votre angoisse »

Il reste cependant quelques questions : l’auteur aurait-il abandonné son projet de créer une nouvelle écriture strictement numérique ? Il ne nous confie pas la réponse à cette question, peut-être le « tu » à qui il s’adresse connait-il la réponse ? Et ce « tu » il ne nous dit pas non plus qui il est : peut-être lui-même désolé devant son écran ? Peut-être son complice, le seul habitant de son écran, le curseur celui qui détermine les espaces, leur place, leur forme, leur taille ?

Un texte qui finalement déborde de questions, un texte intelligent, trop peut-être pour ceux qui n’ont jamais connu la nécessité de trouver un autre système scriptural pour se raconter par l’écrit.