Aucun souvenir assez solide
de Alain Damasio

critiqué par Gregory mion, le 8 janvier 2018
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Une vive apologie du vivant.
À l’instar de ses deux romans que l’on ne présente plus, Alain Damasio, dans ce recueil de nouvelles, nous propose un décalogue de textes à la gloire de la Vie. Il s’agit de montrer comment la Vie s’initie en tant que principe inaltérable d’une infinité de formes vivantes engagées dans une dynamique de l’échange et de la métamorphose. En d’autres termes, la Vie se présente comme une matrice incommensurable et auto-engendrée, un peu à l’image d’un plan multidimensionnel à partir duquel la forme vivante jaillit et se réalise dans un mouvement tumultueux tantôt ostentatoire, tantôt discret. Cette mise en forme du vivant se caractérise évidemment par une mobilité libre, par un élan spontané qui va au bout de sa force, étranger à toute espèce de fragmentation ou d’atomisation. Une telle continuité de la Vie abolit nécessairement les modèles finalistes pour expliquer la nature : dans la littérature de Damasio, une forme vivante qui va au bout de sa force n’accomplit aucun dessein prédéterminé, elle exacerbe au contraire d’autres forces, aléatoirement, et dès lors qu’on la voit décroître, elle ne meurt pas – elle s’obstine plutôt à intercéder à un niveau plus lent, plus confidentiel, en l’occurrence un niveau beaucoup moins perceptible de la Vie mais qui n’en reste pas moins éminent dans son action pulsative. D’une certaine manière, Damasio élabore un plateau de vivacité fondamentalement ouvert, enveloppant aussi, un site illimité où chaque forme vivante participe à l’efflorescence inusable de la Vie. En outre, tel que suggéré adroitement dans la postface du recueil, Damasio, dans chacun de ces dix textes, traduit en littérature ce que Deleuze a philosophiquement réfléchi avec la notion de « plan d’immanence ». On ne peut ainsi résorber la nativité furieuse de la Vie dans un schéma de Transcendance où Dieu serait le calculateur génial de tout ce qui advient au monde (comme le Dieu de Leibniz qui fonde une « harmonie préétablie » et une raison précise d’exister pour tous les êtres). Avec Damasio, l’univers est en perpétuel décentrement, toujours en quelque sorte à côté de lui-même, à côté des présomptions formelles qu’on lui attribue trop vite, débordant et tourbillonnant, dans un pouvoir immense d’expérimentation des différences où le vivant crée toujours davantage en puisant en lui-même. Nous avons en définitive un univers puissamment métaphorique et généreux en aspects. La Vie ne déçoit jamais dans la mesure où elle nous offre ordinairement plus que ce qu’elle pouvait promettre à nos échelles restreintes d’attente.

Ce plaidoyer inconditionnel du branle-bas vital retentit à peu près partout dans l’œuvre de Damasio. Son militantisme pour la vie se noue intimement à son militantisme politique. Il n’est donc pas surprenant que les textes de ce recueil soient pour la plupart des textes de résistance : vivre, c’est résister à tout ce qui est potentiellement menaçant pour la vie, et la menace est souvent présente dans des anatomies monstrueuses de la gouvernance (dictature, tyrannie, monarchie, ploutocratie, etc.). Le corps politique n’a aucune légitimité s’il conspire à un affaiblissement de la vitalité citoyenne et terrestre. Pour qu’une politique soit résolument viable, il est nécessaire qu’elle permette le conflit, ne serait-ce déjà que le conflit naturel des formes vivantes, car c’est précisément cette lutte intra-universelle qui engendre une plus grande force de vie dans le monde (Héraclite). Plus concrètement, c’est-à-dire à un degré moins métaphysique, le conflit doit aussi être autorisé sur l’espace public car c’est le seul moyen d’avancer en politique, le seul moyen d’obliger à des ajustements de pouvoir. L’espace public ne peut être envisageable que sous la forme d’un espace oppositionnel où s’affrontent des discours constitutionnels et des harangues expérimentales, le peuple ayant ainsi l’opportunité de se reconstituer en permanence en fonction des combats menés (Machiavel). En filigrane, on aura largement deviné l’espérance d’une démocratie participative qui ne soit pas uniquement un prête-nom, mais une réalité objective d’action directe ou indirecte où nous ne sommes pas réduits à des soldats consentants qui ne possèdent que le droit de vote. Par conséquent, même si elle n’est pas exempte de déficits intrinsèques, la démocratie demeure le plus souhaitable des « appareils » politiques étant donné qu’elle sous-entend, à travers ses défauts, une souplesse de fonctionnement et une véritable capacité de produire des liens qui ne soient pas purement artificiels.
Il va de soi que le paradigme de la démocratie culmine dans la ville et c’est la raison pour laquelle Damasio donne un décor urbain à la majorité de ses nouvelles. Sauf que la ville-étalon qui se dégage de ces histoires courtes s’apparente à un scénario politique dégénératif : non seulement la ville symbolise le fractionnement gigantesque du continuum vivant, mais elle ne fait que reproduire et aggraver un large faisceau d’inégalités. Dans un futur plus ou moins proche, les quartiers défavorisés ne sont plus ceux qui sont excentrés des pôles attractifs, mais ce sont ceux qui sont au niveau du sol, écrasés par l’ombre des buildings, construits en contrebas de ces hautes tours qui incarnent les réussites altières et probablement suspectes. Damasio imagine d’ailleurs des distinctions de réseau de communication selon la hauteur à laquelle nous habitons dans la ville – tantôt nous sommes dans « la Nappe » saturée, tantôt dans « l’Étoffe » éthérée, comme si nous nous élevions pour atteindre une sensation de douceur par contraste avec la populace des bas-fonds temporairement condamnée à des rapports plus rudes (temporairement car il est important de croire que les sommets sont accessibles au tout-venant).

D’autre part, la configuration tentaculifère des villes ne va pas sans une recrudescence de la technologie. On a en effet la nette impression que la démocratie a été substituée par une technocratie, en quoi le potentiel de conflit a été considérablement diminué par un potentiel de coopération normalisée dans les machines et l’harmonisation des désirs. Puisque tout le monde bénéficie des innovations techniques et que la ville en est la première garante, le langage a tendance à perdre de sa vitalité, si bien que le dialogue charnel se mue graduellement en communication avilissante. La plus regrettable des conséquences de ce langage manufacturé, standardisé à outrance, c’est la disparition progressive de l’intériorité humaine. Nous voilà désormais jetés dans une époque où l’animal-machine de Descartes se confond avec l’homme-machine redouté par Alain Damasio. La nouvelle intitulée « Les Hybres » en constitue l’illustration la plus effrayante et la plus convaincante de surcroît. L’avènement de l’homme bionique est exactement ce qui lui retranche son âme présumée, son esprit qui pouvait le distinguer iniquement des animaux – ainsi l’homme chosifié, croyant devenir un homme supérieur, devient moins que ce qu’il était parce qu’il a délibérément égaré la fulgurance de sa spiritualité. Ce n’est là que le danger de plus en plus tangible des sociétés sécularisées, a-spirituelles, qui ne savent plus comment on médite, comment on se recueille, comment on sent que nous ne sommes pas des consciences intransitives, mais des esprits reliés à l’infini de la Vie, non séparés de ce que Marcel Conche appelle joliment un « principe énergie » immanent (pour en finir avec le principe transcendant d’un dieu).
Par une saine réaction à ces catastrophes diégétiques (encore que…), Damasio s’ébroue dans une écriture formidablement inventive, tel un pur-sang de la phrase qui franchit tous les obstacles des éléments de langage, parfois au risque de la formule qui monte sur ses grands chevaux. Il n’empêche ! Le tout premier texte, « Les Hauts Parleurs », donne le « la » de cette dissidence linguistique généralisée : nous y suivons le destin d’un combattant du langage qui refuse la privatisation de presque tous les mots, manœuvre d’enclosure qui s’effectue à des fins abusives et commerciales de simplification des énoncés. On trouvera du reste des pages magnifiques sur le langage du vent et de l’eau dans « Sam va mieux », belle aventure où l’on découvre l’érection d’une tour de Babel faite de tubes et de gouttières, afin que les éléments naturels y déferlent et puissent y prononcer des vérités ultimes (Foucault aurait sans doute vu là une autre silhouette de la parrhèsia). Signalons encore « El Levir et le Livre » qui entreprend de nous exhiber une hypotypose du cosmos !

Tout ce matériau linguistique rejette avec vigueur les réservoirs contingentés des langages actuels. Ceci nous fait dire que Damasio conçoit une littérature de la démolition, ou, plutôt, une littérature qui désintègre de l’actualité pour nous intégrer dans la plus poétique des inactualités – une « échappée belle » par-delà les conventions de langage et les petites homologies. C’est un auteur qui cherche constamment les interstices, les lignes de fuite ou les porosités d’un monde hyper-compact, en quatre mots, mettons, les zones de furtivité. « Être furtif », se ressaisir dans une clandestinité indécelable, se constituer comme vigie du moindre faux pas gouvernemental et comme axe de désobéissance civile pour vitaliser, dynamiser, tonifier nos semblables et nos dissemblables, ce sont assurément quelques enjeux majeurs du programme littéraire et politique de Damasio, et nous risquons d’en avoir une synthèse époustouflante dans son prochain roman.
Langue neuve ou jargon ? 4 étoiles

La horde du contrevent avait été une découverte extraordinaire. Cet été j’ai voulu lire d’autres œuvres de Damasio et ai acheté ce petit recueil de nouvelles.
Quel pensum ! Je ne peux pas nier que Damasio ait une vraie et féconde imagination, livrant à chaque fois des univers surprenants et des situations inédites : chapeau.
Mais la ficelle est un peu grosse et la charge peu subtile lorsqu’il fait de la politique pour dénoncer certaines tendances du monde moderne.
Et surtout, la langue et l’écriture sont d’un hermétisme et d’une artificialité qui fait souffrir. A petite dose, comme dans la Horde, ça crée une ambiance. Quand ça devient un parti pris systématique, un exercice de style façon nouveau roman mais avec plusieurs décennies de retard, le lecteur se demande « pourquoi tant de haine envers moi ? ». La réponse est sans doute dans le dernier chapitre où Damasio se fait faire le portrait philosophico-littéraire par le blogger Systar, à grand renfort de références à Deleuze : ne serait-il pas en fait un intello prétentieux ?

Romur - Viroflay - 50 ans - 29 août 2020