Archéologie du zéro
de Alain Nadaud

critiqué par Eric Eliès, le 4 décembre 2016
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Un thriller métaphysique et érudit immergeant le lecteur dans une secte pythagoricienne d'adorateurs du zéro
« Archéologie du zéro » est le premier roman d’Alain Nadaud, romancier français récemment décédé passionné par l’Antiquité et par l’histoire des idées philosophiques. Il fut l’inventeur, en s’appuyant sur une érudition époustouflante (mais jamais pédante) et un goût prononcé pour l’énigme et les univers truqués par les pièges de la représentation, du thriller métaphysique dans une veine qui n’a rien à voir avec celle de Dan Brown puisqu’elle fait irrésistiblement songer aux nouvelles de Jose Luis Borges. C'est l'un des premiers romans de littérature contemporaine que j'ai lus, quand j'avais 16 ans, et il a fortement contribué à diversifier mes lectures qui étaient jusqu'alors cantonnées à la SF et au fantastique (goût que je n'ai pas renié pour autant !). C'est également un roman qui peut faire changer le regard d'un lecteur rétif aux mathématiques, qui constituent ici le ressort de l'intrigue et sont érigés en enjeu de vie et de mort...

Le narrateur est un archéologue dont un ami égyptien a fait la découverte, tenue secrète, d'une grande nécropole souterraine située sous un quartier d’Alexandrie contenant les archives secrètes d’une ancienne secte pythagoricienne, consignant son histoire et exposant l'essentiel de sa doctrine. Le récit est construit sous la forme d’un roman-dossier dans lequel la narration s'appuie sur une alternance de textes au présent et de pièces scientifiques (traductions des manuscrits et commentaires), présentées de manière très crédible, qui permettent au lecteur de s’immerger dans la pensée antique et de se confronter au choc métaphysique engendré par la conceptualisation d’un chiffre représentant le néant. Ces multiples aller-retour dynamisent le roman, qui n’est pas un exposé didactique, et engendrent une sorte de chevauchement des époques différentes comme si le passé n’était pas mort et que ses lointains échos résonnaient toujours dans notre présent comme si la ferveur puis l’inquiétude métaphysique des pythagoriciens se reflétaient dans nos propres croyances.

Le dogme initial de la secte des « adorateurs du zéro », née au 6ème siècle avant JC, est que l’harmonie du cosmos procède de l’harmonie des nombres premiers. Néanmoins, ses membres vont suivre, jusqu’à l’extermination de la secte au 7ème siècle après JC, un cheminement philosophique complexe marqué par la découverte des nombres irrationnels dont la preuve se déduit du théorème de Pythagore (il y a une scène marquante où l’un des disciples de la secte est tétanisé dans un escalier en colimaçon quand il songe que la racine carrée de 2 est contenue dans la longueur des marches, en forme de triangle rectangle, sur lesquels il est en train de marcher…) et par l’intuition du nombre vide, surnommé le « grand corrodeur » et érigé en principe philosophique. Dès lors, cette communauté ésotérique va susciter la colère de ses contemporains par sa pensée nihiliste et ses pratiques mélangeant l’ascèse et la débauche… Elle sera finalement exterminée par des milices chrétiennes, qui chercheront à effacer jusqu’au souvenir de la secte.
Le roman excelle à restituer le vertige métaphysique des adorateurs de la secte, qui sentent que les fondements de leur philosophie sont en train d’être sapés par des vérités tapies dans les recoins des théories mathématiques. La pensée ésotérique est magnifiquement reconstituée, presque ressuscitée, par l’auteur qui se met en scène sous la forme d’un chercheur partagé entre la répulsion et la fascination. Le roman, très bien documenté, évoque également les rivalités philosophiques et les conflits religieux, qui finissement par se confondre quand les concepts sont érigés en dogmes. Il y a, dans ce roman, une réflexion profonde sur l’incapacité des hommes à ne pas verser dans le fanatisme et à éviter les pièges de la représentation par le signifiant, qui devient une sorte d’image tutélaire se substituant peu à peu au signifié…

Par ailleurs, l’écriture est belle et très travaillée. Elle parvient, par des effets de suspense et d’empathie, à donner chair à des concepts abstraits et à les incarner dans les croyances et les actes d’hommes en contrepoint de notre réalité quotidienne, créant entre le passé et le présent une sorte d’entre deux d’où sourd une étrange poésie.

Alain Nadaud me fait fortement songer à Ariel Denis (écrivain contemporain trop peu connu, qui eut l'estime et l'amitié de Julien Gracq) et à Jose Luis Borges : même érudition éblouissante, même capacité virtuose à créer, en jouant sur les fêlures et les ombres de la réalité, des univers cohérents en léger décalage avec notre monde quotidien. Alain Nadaud se distingue également (ce qui n’est pas sans évoquer Julien Gracq) par sa passion pour les mondes en déliquescence, dont il cherche à saisir le dernier souffle ; il fait ressentir la beauté des craquelures dans les édifices (intellectuels ou matériels) qui menacent de tomber en ruines et prolonge leur existence par les ressorts de l’écriture et de l’imagination…