Le rêve de l'homme-machine : De l'automate à l'androïde
de Gaby Wood

critiqué par Eric Eliès, le 8 novembre 2016
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une présentation passionnante du mélange d'angoisse et de fascination suscitées par le rêve démiurgique de créer une vie artificielle
Cet essai, écrit avec un style personnel et passionné, traite des peurs et des fantasmes que suscite le rêve d’une vie artificielle imitant le fonctionnement de la vie biologique et relate l’histoire des inventeurs qui se sont lancés, depuis les premiers automates créés au début du 18ème siècle aux robots développés dans les laboratoires d’intelligence artificielle, dans une quête effrénée aux échos prométhéens qui interrogent les fondements de notre identité d’être humain. L’auteure n’est pas une scientifique et, même si elle s’intéresse à l’ingéniosité et aux innovations techniques, son approche est essentiellement historique et psychologique. Elle consacre également une grande partie de son ouvrage aux artistes (notamment Villiers de l’Isle Adam, auteur de « L’Eve future ») et cinéastes (notamment Georges Méliès et de Ted Browning), qui se sont emparés du thème du démiurge créateur de la vie. Il est d’ailleurs étonnant, et regrettable, qu’elle ne consacre que quelques lignes au « Frankenstein » de Mary Shelley, omette Karel Kapec et néglige la source mythologique grecque (par exemple le géant Talos) ou juive (par exemple le Golem, qui a inspiré le roman de Gustav Meyrink). En revanche, Gaby Wood insiste avec force sur l’ambivalence de notre rapport à la vie artificielle, en soulignant notre fascination pour les nains et les monstres de foire (les fameux freaks qui étaient exhibés dans les cirques itinérants), dont l’apparence contrefait celle des automates ou des poupées….

Pour l’auteure, la théorie cartésienne du « corps-machine » a suscité en Europe, et principalement en France, l’effervescence intellectuelle de quelques hommes géniaux convaincus de la possibilité de créer une machine possédant toutes les qualités du vivant. Descartes lui-même aurait créé un automate à l’image de sa fille Francine (morte enfant quand il résidait aux Pays-Bas), qu’il cachait soigneusement. L’auteur semble penser que Descartes avait une conception purement mécaniste du vivant mais, par crainte de subir le même sort que Galilée qui bénéficiait pourtant d’appuis au sein de la Papauté, aurait « bricolé » une théorie de l’âme pour éviter de subir les foudres de l’Inquisition (je n’ai pas assez lu Descartes pour savoir si cette hypothèse est crédible mais elle me paraît étayée par l’artificialité évidente de la théorie de l’harmonie préétablie du corps et de l’âme).

Le livre est composé de 5 chapitres respectivement consacrés :
• aux génies du 18ème siècle qui, principalement en France, ont analysé le fonctionnement du vivant pour tenter de le reproduire dans des automates : les médecins La Mettrie et Le Cat et, surtout, Vaucanson, inventeur d’automates sophistiqués et des premières machines-outils industrielles (ses métiers à tisser suscitèrent la révolte des canuts de Lyon qui, craignant d’être supplantés et mis au chômage, saccagèrent les machines)
• à l’automate joueur d’échecs de l’inventeur hongrois von Kempelen, qui mystifia pendant plusieurs décennies les foules d’Europe et des Etats-Unis. Cet automate, vêtu à la turque et semblant capable de penser, était en réalité un artefact muni de compartiments vides où un homme pouvait se glisser et se déplacer en se contorsionnant, puis jouer une partie en aveugle à la lueur d’une bougie. La position des pièces et les coups de son adversaire lui étaient communiqués par des aimants sous l’échiquier et il déplaçait les pièces par le biais d’un pantographe. En fait, le plus grand miracle est l’adhésion de la confrérie des joueurs d’échec, qui a accepté de participer à la duperie en fournissant les assistants de Kempelen et en s’abstenant de dévoiler le subterfuge, qui avait néanmoins été pressenti et dénoncé par des journalistes et des observateurs (dont Edgar Allan Poe, qui lui consacra un long article)
• à Thomas Edison, qui se considérait comme un Prométhée moderne capable de transformer le monde en l’inondant de ses inventions. L’auteure brosse le portrait d’un homme assez détestable, imbu de lui-même, volontiers misogyne et eugéniste, totalement obnubilé par le succès de ses affaires. L’organisation mise en place par Edison, dans son usine de West Orange, inaugure le productivisme industriel des machines-outils, prolonge les travaux de Vaucanson et anticipe le fordisme. Parmi toutes ses inventions, la poupée parlante est l’une des plus singulières car elle incarne son rêve de produire, en miniaturisant son phonographe, une poupée à taille réelle capable d’imiter la vie. Les projets d’Edison inspirèrent le roman « l’Eve future » de Villiers de l’Isle-Adam, auquel l’auteure consacre une très longue analyse pour démontrer que la fascination pour les automates fait écho à certaines perversions étudiées par la psychanalyse tels que le fétichisme et le pygmalionisme (ie une attirance sexuelle pour les statues et les automates). J’ai posté il y a plusieurs années un commentaire de lecture de ce roman sur CL. Au final, les poupées produites par Edison, qui ne tint pas compte des remarques pourtant judicieuses formulées par ses assistants, furent un échec commercial. On n’a pas encore retrouvé les milliers de poupées invendues, qui suscitent aujourd’hui l’objet des convoitises des collectionneurs : il est probable qu’Edison, n’assumant pas l’échec de sa création imparfaite, ait décidé de les détruire.
• à Georges Méliès, qui avait acheté le théâtre Robert Houdin où il produisait des spectacles d’automates et de magie avant de se lancer dans la production cinématographique, dans son jardin de Montreuil transformé en studio. Méliès inventa le cinéma d’effets spéciaux en étant le premier à ériger, avec une inventivité débridée, le trucage cinématographique en ressort narratif. Jouant souvent sur l’animation de l’inanimé (comme dans un des premiers films où une statue prend vie et se moque du sculpteur), ses films mettent fréquemment en scène, avec une frénésie croissante au fil de la production, des automates, des transformations, des escamotages et des dédoublements. Les femmes y apparaissent souvent comme des sortes de mannequins, qu’on peut démonter ou remonter. L'auteure établit d'ailleurs un parallèle avec les projections organisées par Charcot pour étudier les cas d'hystérie féminine. Ceux qui, comme moi, ont vu et adoré le film « Hugo Cabret » de Martin Scorsese, retrouveront plein de détails dans le livre de Gaby Wood, qui évoque des éléments omis dans le film, qui ont contribué à la faillite de Méliès, notamment l’acharnement d’Edison, qui avait déposé un brevet aux USA et intentait des procès aux producteurs européens tentant de pénétrer le circuit américain, et l’emprise croissante des distributeurs, comme Pathé, qui saisit les studios et les biens de Méliès. Dépité et ruiné, Méliès tourna le dos au cinéma et s’installa comme marchand de jouets dans une boutique de la gare Montparnasse...
• à la fratrie Schneider (composée de trois nains Frida, Kurt et Hilda), plus connue comme la famille Doll. Ils participèrent aux tournées du grand cirque Barnum et jouèrent dans les films de Tod Browning et dans le Magicien d’Oz. Pour l’auteure, la passion du grand public pour cette famille de nains illustre à merveille la fascination envers les créatures de foire, qui symbolise notre attrait pour tout ce qui nous ressemble intimement sans nous être semblables…

Gaby Wood achève son essai en évoquant les travaux actuels menés dans les laboratoires japonais de robotique. Elle souligne que ces chercheurs s’inscrivent dans la continuité de leurs prédécesseurs et revendiquent l’héritage technique et les rêves démiurgiques des premiers inventeurs d’androïdes. Ainsi, les derniers robots conçus par Ichiro Kato, père de la robotique japonaise décédé en 1994, avaient pour noms « Hadaly 1 » et « Hadaly 2 » en hommage au roman de Villiers de l’Isle Adam. De même, Atsuo Takanishi, disciple de Kato, a créé un joueur de flûte en écho à celui de Vaucanson.