Dieu ne joue pas aux dés
de Henri Laborit

critiqué par Eric Eliès, le 31 octobre 2016
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Un ouvrage de vulgarisation scientifique, plein d'humour et d'une grande profondeur de réflexion, écrit par un biologiste éthologue s'interrogeant sur la relation de l'homme au cosmos
Henri Laborit, biologiste et éthologue de renom (et, en passant, également ancien médecin de la marine nationale !), est un excellent vulgarisateur de ses travaux scientifiques d’étude du vivant, qui portent sur la physio-biologie et le comportement animal et humain (un peu à l’instar de Konrad Lorenz). Par coïncidence, j’ai lu ce livre juste après « Les origines cosmiques de la vie » d’Armand Delsemme (dont j'ai également fait un commentaire de lecture sur le site). Ces deux livres présentent de nombreux points communs, notamment une volonté d’approche holistique qui décloisonne les différents domaines de la recherche scientifique pour, dans une vision réellement globale, mieux se confronter aux mystères de la matière depuis les origines du bigbang jusqu’à l’émergence du vivant sur une planète perdue dans les confins de la Voie lactée…

Le livre d’Henri Laborit, par son humour subtilement caustique et une remarquable capacité de synthèse pour présenter avec clarté les concepts de la biologie et de la physique (astrophysique et physique quantique), est le plus accessible des deux ouvrages. L’auteur n’entre pas dans les détails cosmologiques mais permet de comprendre l’essentiel des processus de création de la matière et sa progression continue, depuis des milliards d’années, vers une complexité croissante. En fait, Laborit, qui se présente comme un non-spécialiste de la recherche fondamentale en physique, œuvre en « amateur éclairé » cherchant à appréhender les concepts étrangers à sa spécialité (modèle standard des particules, théories de jauge, physique quantique, etc.) qui lui sont nécessaires pour véritablement comprendre le fonctionnement du vivant, puisque le vivant est fait de matière, de molécules et d’atomes… A ce titre, cet ouvrage est passionnant : alors que les physiciens et les chimistes n’ont aucune réticence à émettre des hypothèses sur le vivant (par exemple, la théorie de Prigogine sur les systèmes dissipatifs et le livre de Schrödinger intitulé « Qu’est-ce que la vie ? »), il est en revanche très rare de trouver des ouvrages écrits par des biologistes ou des sociologues interrogeant les concepts de la physique des particules et leurs implications sur le vivant. Pourtant, les biologistes ont autant de légitimité que les physiciens à travailler sur les zones de recouvrement entre leurs domaines respectifs de recherche !

Dans sa présentation de l’histoire du vivant à partir des premiers instants de l’univers, Laborit insiste sur la notion de « niveaux d’organisation », qui sont emboîtés les uns dans les autres par des mécanismes de régulation et de rétroaction, qu’il présente comme la clef universelle dont les grands textes mystiques avaient déjà eu l’intuition. Laborit détaille notamment le parallèle entre les concepts récents de la physique et le « secret des secrets » de la religion juive, que lui a expliqué Dominique Aubier, une spécialiste universitaire de la Kabbale, en citant le Zohar :

Chaque monde est formé selon ce principe, tant le monde d’En-haut que le monde d’En-bas. Depuis les frémissements du point suprême jusqu’aux confins des choses, elles sont toutes enveloppées les unes des autres, cerveau à l’intérieur d’un cerveau, souffle au-dedans d’un souffle, ainsi emboîtés, l’un est l’écorce pour l’autre et ainsi de suite.


Par rapport aux ouvrages commis par des physiciens, Laborit se démarque par la profondeur de ses réflexions sur le comportement de tout être vivant (dont toutes les actions visent à maintenir la cohérence de sa structure) et sur le fonctionnement de la pensée humaine ; il présente l'originalité de la structure du cerveau humain, polarisée en deux hémisphères distincts enveloppant le cerveau reptilien, et son impact sur nos capacités d’analyse et de synthèse, qui ont permis le langage (l'auteur insiste sur les notions de "signifiant/signifié" et "d'information-structure") et l'imagination créatrice, qui sont les clefs essentielles de compréhension de notre spécificité. Le sérieux du propos n'empêche pas l'auteur de faire constamment preuve d’un grand sens de l’humour, souvent teinté de dérision. Son approche est parfois iconoclaste. Il remet notamment en cause le dogme de la sélection naturelle par la lutte pour la survie, qui lui semble un concept biaisé par une approche philosophique occidentale, et souligne le rôle essentiel joué par l’intégration et la coopération à tous les niveaux d’organisation, en s’appuyant notamment sur trois exemples :
• la constitution des cellules eucaryotes, qui résulte d’une symbiose entre plusieurs organismes monocellulaires, ou archéobactéries, regroupés dans une même enceinte biologique (cette symbiose a été mise en évidence via l’identification de l’ADN mitochondrial, qui est distinct de l’ADN du noyau)
• la constitution des organismes pluricellulaires complexes, qui résulte d’un regroupement de cellules qui se spécialisent dans une fonction biologique spécifique au profit de la communauté
• la constitution de groupes sociaux (qui culmine dans la société humaine) où le regroupement d’individus permet le développement de capacités dépassant la somme des facultés individuelles (Laborit évoque, en exemple, l'exploration spatiale)

Laborit n’est pas un spiritualiste, car il considère que la pensée résulte d’un processus exclusivement matériel et il se défie à la fois des religions (pour lui, la religion n’est que l’aboutissement d’un processus intellectuel dont la finalité inconsciente est d’apaiser notre besoin de rationalité en nous permettant de bâtir des liens de causalité entre des évènements qui resteraient incompréhensibles et d’échafauder des plans d'action pour affronter les forces menaçantes dont nous percevons les manifestations) et des physiciens contemporains qui tendent à identifier l’esprit, supposé détaché de la matière, avec les concepts de la physique quantique selon lesquels le vide quantique recèle une forme d’énergie en dehors de l’espace et du temps.

Néanmoins, Laborit n’est pas un cartésien mécaniste (même si la ferveur avec laquelle il s’en défend montre que ce reproche lui a déjà été formulé). Au contraire, la conclusion du livre de Laborit est profondément humaniste, en ce sens qu’il appelle l’humanité à surmonter les mécanismes de compétition (qui continuent à déterminer notre comportement, en tant qu'êtres individualisés et en tant que groupes culturels) et à œuvrer davantage dans le sens d’une intégration ascendante pour faire émerger, au sein de l’humanité confrontée aux mystères de l’univers, une sorte de conscience cosmique de notre être global et de notre destinée.