Les enfants de l'Arbat
de Anatoli Rybakov

critiqué par Myrco, le 27 mars 2018
(village de l'Orne - 74 ans)


La note:  étoiles
LA grande fresque antistalinienne. Volume I
Entreprise bien avant la " Saga moscovite " d'Axionov, largement nourrie de la propre expérience de l'auteur, la trilogie " Les enfants de l'Arbat " - la grande fresque antistalinienne par excellence - ne pourra être publiée qu'en 1987 sous la perestroïka de Gorbatchev et connaîtra alors un immense succès.

Si elle s'inscrit dans la grande tradition des romans russes donnant vie à toute une galerie de personnages fictifs emportés dans les tourbillons d'une Histoire mouvementée, l'œuvre s'impose comme un roman historique total au sens où les acteurs de l'Histoire réelle ne figurent pas là en simple toile de fond mais y occupent une place non moins importante. En particulier, la manière remarquable dont Rybakov a traité le personnage de Staline lui confère une originalité et un attrait qui ne devraient pas manquer de susciter l'intérêt de tout lecteur amateur d'histoire et curieux de mieux comprendre cette période.

Ce premier volume se concentre sur un temps relativement court: de quelques mois avant le 17ème Congrès du Parti qui aura lieu début 1934 jusqu'à la fin de la même année, évènement qui marquera l'enterrement des dernières velléités d'opposition à Staline tout en affirmant la grande popularité d'un de ses anciens compagnons d'armes, Kirov, responsable du Parti à Leningrad.

C'est dans ce contexte précis des prémices de la période la plus sombre de l'histoire soviétique que Rybakov saisit ses personnages.

Il met en scène un groupe de jeunes que réunissait jusque là une enfance vécue dans le même quartier de Moscou, l'Arbat, voire le même immeuble. Ils y ont fréquenté la même école, ont pour certains milité ensemble, s'étant engagés dans les komsomols (les jeunesses communistes). Parvenus à un carrefour de leur destin, celui de la fin de leurs études et de l'entrée dans la vie active, leurs liens vont plus ou moins se dissoudre et chacun va suivre sa voie impactée par le contexte.
Au premier plan: Sacha Pankratov, le plus pur et " le meilleur d'entre eux " apparaît comme l'archétype d'une jeune génération qui a intégré les idéaux de la Révolution, prête à accepter tous les sacrifices et justifier les aspects négatifs au nom de l'édification d'un monde nouveau. Happé dans les mécanismes absurdes et le climat délétère de la machine à broyer des instances de base du Parti, et malgré la position de son oncle Razianov, grand ponte de l'industrie lourde qui semble avoir l'oreille de Staline, il n'échappera pas au sort de nombre de personnes de l'époque soupçonnées d'actes ou de propos contre-révolutionnaires: la relégation en Sibérie où Rybakov nous entraîne dans ses aventures.
On suivra également, entre autres, le parcours de Iouri Charok, personnage opportuniste et calculateur, conscient d'appartenir aux lésés de la Révolution; son embauche au NKVD sera pour lui un moyen de revanche sur un milieu dans lequel il ne s'est jamais senti intégré.
On s'attachera à la jeune Varia qui, dans son parcours d'émancipation, n'oubliera pas le souvenir de Sacha.
On sera ému par la figure touchante de la mère, Sofia Alexandrovna, dévouée et courageuse...

En parallèle et dans une composition alternée, Rybakov nous introduit au sommet du pouvoir, nous mettant en présence de Staline lui-même et de figures historiques de son entourage tels Kirov, Ordjonikidze, membres du Politburo et bien d'autres. Concernant Staline, le plus du livre réside dans le fait que l'auteur nous fait pénétrer dans sa tête, suivre les méandres des cheminements de sa pensée, la décortiquant, nous montrant comment ses analyses politiques, historiques, stratégiques, orientées par une personnalité autoritaire à tendance paranoïaque, vont légitimer, selon un processus tout à fait rationnel, l'entreprise d'élimination et de terreur qu'il s'apprête à mettre en œuvre (on retiendra l'épisode brillant du dentiste particulièrement révélateur de son mode de fonctionnement et illustrant cette entreprise de gâchis des talents et des meilleures intentions). Si tous ces passages qui lui sont consacrés sont évidemment un peu plus exigeants, il n'en reste pas moins que cette approche est absolument fascinante.

Ce premier volume se clôt sur l'annonce à Sacha de l'assassinat de Kirov le 1er décembre 1934 (assassinat dont on ne saura probablement jamais si Staline en a été l'instigateur, mais qu'il exploitera dans la suite) et sur ces mots " nous entrons dans la nuit " annonçant le deuxième volet de la trilogie " La Peur " consacré aux années de terreur stalinienne.

J'ai lu cet ouvrage dans la réédition récente de la toute jeune maison Louison " dédiée à la littérature russe moderne et indépendante." A noter que si la présentation intérieure est soignée ( beau papier, graphie élégante ), ils ont choisi une apparence extérieure qui se veut rappeler les samizdats circulant sous la censure ( couverture sobre en carton, dos brut ); cela en fait un objet original dont l'aspect avait d'ailleurs suscité mon intérêt sur les rayonnages de mon libraire.
J'attends avec impatience la sortie espérée cette année des volumes suivants dans cette nouvelle édition.