L'Esprit du 11 janvier - Une enquête mythologique
de Serge Lehman (Scénario), Gess (Dessin)

critiqué par Blue Boy, le 20 février 2016
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Nous sommes l’Esprit
Début 2015, deux terroristes massacrent la rédaction du journal Charlie Hebdo, symbole de la liberté d’expression en France. L’onde de choc est telle qu’elle se répercutera dans le monde entier. En tentant de comprendre ce que revêt ce fameux « esprit du 11 janvier », Serge Lehman nous propose une analyse originale et distanciée des événements.

L’ouvrage commence par cette mise au point : « L’esprit du 11 janvier est mort. Sa vie posthume peut commencer ». Serge Lehman, auteur de SF et critique au Monde des livres, entend ainsi clairement dissocier sa propre vision des choses du panégyrique élyséen prononcé par un François Hollande plus doué on le sait pour les discours que pour l’action. Voilà en tout cas un petit livre qui ne paye pas de mine (noir et blanc, petit format) mais qui a tout d’un grand ! Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’un essai, mais d’une « enquête mythologique » comme indiqué dans le sous-titre.

L’esprit est un concept d’origine religieuse, que François Mitterrand avait su utiliser en son temps en invoquant ces fameuses « forces de l’esprit ». Mais dans une république laïque, qui peut concevoir ce terme autrement que comme une métaphore poétique ? Serge Lehman décide ainsi, non sans une certaine audace, d’étudier la question par l’autre bout de la lorgnette, en prenant au mot la traduction anglaise d’un papier de BHL, « The Miracle of January 11 » (« Ce prodigieux 11 janvier »). A partir de là, il va, à la manière d’un enquêteur, procéder à l’énumération des faits, établir des liens, citer les protagonistes et les victimes, qui selon lui ont contribué à désamorcer les tensions qui auraient pu mettre à mal l’unité du pays. Bien au contraire, on l’a vu, celle-ci s’est manifestée à la fois dignement et vigoureusement lors de la grande marche succédant aux attentats. L’auteur rappelle également plusieurs coïncidences étonnantes. Par exemple, la sortie, le jour même de l’attentat contre Charlie, du roman de Michel Houellebecq, « Soumission », où il est question d’un musulman élu président dans la France de 2022, alors que l’écrivain devait faire la une du journal satirique... Ou encore ce pigeon qui déféqua sur la veste du Président en train d’étreindre Patrick Pelloux, provoquant le fou-rire de Luz qui imaginait à coup sûr une « blague des copains aux cieux », vraisemblablement inconscient du fait que la colombe, oiseau de la même famille, symbolisait l’esprit…

Certains pourront toujours parler de divagations, mais Lehman sait qu’il marche sur des œufs et se fait fort de préciser : « Si le hasard gouverne le monde, il est inutile de scruter les coïncidences. Elles n’ont rien à nous apprendre et ne sont au mieux que des anecdotes pour les journaux télé. Mais si au contraire, un Esprit s’y manifeste, alors il est difficile de ne pas voir que la première donne le mode d’emploi de toutes les autres. C’est même sans doute sa raison d’être. »

Quant au dessin sobre et réaliste de Gess, co-auteur de la série polar-sf « Carmen Mc Callum », il accompagne les textes en alternant archives journalistiques et séquences de l’auteur en train de préparer son livre, non sans une certaine poésie aidant à prendre de la hauteur.

En tout cas, c’est passionnant et Lehman se tire fort bien de cet exercice pour le moins casse-gueule. Il n’affirme rien, ne prétend pas imposer sa théorie et laisse au lecteur le soin de tirer ses propres conclusions. Il ne fait qu’ouvrir le champ des interprétations, défait en moins de cent pages nos œillères cartésiennes, transcendant de superbe façon une horrible tragédie qui avait répandu un voile noir sur le pays. Un véritable bol d’air face à un événement plombant. Du coup, on se prend à espérer une suite à cette enquête en forme de rêverie métaphysique. Il serait en effet intéressant de voir comment Lehman a perçu les massacres de novembre.