Est-ce qu'on pourrait parler d'autre chose ?
de Roz Chast

critiqué par Blue Boy, le 17 décembre 2015
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Le sujet vache qui fâche
Si l’art narratif aborde régulièrement la question du vieillissement, le grand âge demeure souvent délaissé, et pour cause. Roz Chast y a été confrontée en accompagnant ses « très vieux » parents jusqu’à leur mort, sur plusieurs années. De cette période difficile et douloureuse, elle en a tiré un ouvrage poignant dans lequel elle fait preuve d’un humour salvateur.


Le titre annonce parfaitement la couleur. Le thème abordé, le grand âge et la décrépitude jusqu’à la mort, n’a vraiment rien de glamour à une époque où le « jeunisme », idéologie doucement discriminante qui ne veut pas dire son nom, se présente de manière doucereuse via nos écrans comme une valeur « positive ». A la question du titre, Roz Chast répond évidemment par la négative, bien décidée à évoquer vaillamment ce « voyage au bout des soins palliatifs » qu’elle a partagé avec ses parents pendant plusieurs années. Des parents – un père soumis corps et âme à une épouse autoritaire et dépourvue d’humanité – dont il lui est arrivé de se demander si elle n’était pas la fille adoptive.

Roz Chast, dont c’est le premier ouvrage publié en France, réussit ici un véritable tour de force. Recourant à un humour instaurant une distance salutaire vis-à-vis d’une situation très difficile, elle parvient à nous captiver grâce à son sens narratif incontestable, mais aussi en creusant au plus profond d’elle-même, sans faux-semblants. On imagine facilement que cette expérience lui a occasionné de terribles blessures morales et qu’il lui fallait trouver un exutoire. A mi-chemin entre littérature et bande dessinée, le livre alterne passages écrits et dessins, en cases ou en illustrations, avec parfois des photos qui viennent renforcer l’authenticité du propos. Sur plus de 200 pages, on assiste à la lente dégradation de M. et Mme Chast, qui demeurèrent jusqu’à la fin dans le déni vis-à-vis de leur propre déchéance puis de leur disparition inéluctable.

Tout commence alors que Roz décide de leur rendre visite dans leur quartier de Brooklyn, après des années de séparation liées à la distance géographique, mais surtout à un besoin plus ou moins conscient de se détacher de ce duo parental fusionnel et vivant dans un vase clos étouffant. Jusqu’alors, le téléphone suffisait amplement, lui évitant de voir ce qu’elle ne voulait pas voir... Mais lors de sa visite, le choc survient, sans préliminaires. Les premiers signes du déclin se dévoilent à ses yeux incrédules, comme autant d’exhalaisons de la faucheuse pointant le bout de son nez : la couche de crasse qui envahit tout, meubles et objets, les piles de magazines et de pubs qui grossissent…

C’est alors que viendront les questionnements, la culpabilité mais aussi les colères et les rancœurs remontant à l’enfance, et plus prosaïquement la perte d’autonomie progressive des géniteurs, le déménagement vers la résidence pour personnages âgées (« cet endroit »), l’aspect pécuniaire et les inquiétudes liées aux frais prohibitifs de la prise en charge non couverts par l’assurance, le temps des cartons et du rangement d’un appartement où macère un fatras de souvenirs dérisoires, les premières chutes et l’hospitalisation qui s’ensuit, tels des coups de boutoir avant l’approche du précipice à vitesse grand v., et enfin le retour à l’état de nouveau-né annonçant un dernier soupir, toujours reporté en ce qui concerne la mère, comme dopée par un instinct de survie hors-normes et sa robustesse « de paysanne ». Des « prolongations » qui finiront par provoquer un début de déprime chez Roz, déjà affublée du lourd statut de fille unique, et à qui sa mère indifférente consentira un « Je t’aime » ténu une semaine avant sa mort.

Le dessin tient plus des pattes de mouches mais n’en dégage pas moins une grande expressivité, très efficace dans sa manière de montrer l’essentiel, s’effaçant pudiquement derrière le texte lorsque les mots se passent d’images. Le ton est juste, et cette volonté de se mettre à nu tout en conservant un humour protecteur produit quelque chose de sincèrement poignant, sans pathos aucun. Pour comprendre, il suffit d’observer les croquis incroyables de la mère assoupie sur son lit d’hôpital, vers la fin du récit.

Il fallait un certain courage à l’auteure pour évoquer avec autant de détails cette douloureuse expérience, mais autant que le lecteur soit prévenu : il devra faire preuve lui aussi d’une certaine endurance. Le sujet est aussi captivant que macabre, et c’est un miroir de notre destinée commune que Roz Chast nous tend, un miroir peu enjôleur que certains rechigneront peut-être à empoigner, mais immense sera le gain d’accepter cette leçon d’humilité quant à notre condition de misérables mortels. Après l’atypique « Ici » publié en début d’année, Gallimard confirme qu’il prend au sérieux le neuvième art en étoffant son catalogue d’ouvrages hors-normes et de qualité.