Le dernier quartier de lune
de Chi Zijian

critiqué par SpaceCadet, le 5 octobre 2015
(Ici ou Là - - ans)


La note:  étoiles
A la rencontre des Evenks
'Je suis une femme Evenk. Je suis l'épouse du dernier chef de clan élu par notre peuple.' (1)

Ainsi commence le récit de cette femme qui, à l'encontre des autres membres de son clan, refuse d'abandonner la forêt, les rennes et son existence traditionnelle pour aller vivre à la ville. On est sur la fin du XXe siècle et à quatre-vingt-dix ans, se retrouvant seule, avec son petit-fils, cette gardienne de la mémoire de son peuple éprouve le besoin de se raconter. Mais outre son petit-fils qui n'a rien à faire de ses souvenirs, qui l'écoutera? La terre? Les arbres? La pluie? Les étoiles?

Peuple nomade, les Evenks sont des éleveurs-cueilleurs qui, depuis des temps immémoriaux, vivent en parcourant un vaste territoire réparti entre la Mongolie-Intérieure, la Sibérie et la province chinoise du Heilongjiang. Rattrapés par la 'civilisation', c'est par conséquence des pressions politiques, économiques et environnementales liées au 'progrès' et au 'développement' qu'ils ont plus ou moins été relégués au rang de 'sujet d'étude' et sont aujourd'hui considérés comme un 'héritage culturel à préserver'.

A travers le récit de cette femme nous découvrons donc le mode d'existence, les coutumes, croyances et traditions de ce peuple, la vie au jour le jour, le cours des saisons et les divers événements qui marquent leurs existences, assistant par ailleurs au long du XXe siècle, à la lente et subtile progression vers une inévitable assimilation.

Née en 1964 dans le Heilongjiang, Chi Zijian est une écrivaine du nord. Son œuvre, constituée de romans et nouvelles, a pour objet de montrer la vie, de témoigner de l'existence telle qu'elle est. Ayant grandi, non seulement dans ce contexte de 'progrès' dont elle a sans doute apprécié les avantages, elle a par ailleurs pu observer cet environnement qui, soumis aux lois du développement, s'est peu à peu dégradé. Au surplus, pour mieux donner vie et matière à ce roman, elle a séjourné en Mongolie-Intérieure parmi les Evenks, puis elle s'est documenté. A cet effet, on peut estimer que 'The Last Quarter of the Moon' (2) constitue un reflet assez fidèle de ce que l'on sait aujourd'hui au sujet des Evenks de Chine (3).

Mémoires fictifs relatés de manière informelle au long d'une journée, le récit, riche de multiples détails, enchaîne les aventures et mésaventures telles que vécues par de nombreux personnages. Le ton est généralement neutre si bien que la narration, paraît un peu sèche et manque de cet allant qu'une personnalisation plus solide lui aurait conféré. Cela est fort heureusement contrebalancé par une prose imagée, à saveur poétique, qui reflète bien, par le choix du vocabulaire et du mode d'expression, l'esprit (animiste et écologiste) dans lequel vivent et évoluent les Evenks.

Roman à saveur ethnologique, 'The Last Quarter of the Moon', nous transporte littéralement dans un monde, un mode de vie et une philosophie où l'homme et la nature, l'homme et l'univers, ne font qu'un.

Magique.

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1. 'I am an Evenki woman. I am the wife of our people's last Clan Chieftain.' (p.6)

2. Notons que le titre anglais s'inspire des dernières pages du roman tandis que le titre original devrait se traduire par 'La rive droite de l'Argun'.

3. Soulignons que Chi Zijian s'est vu attribuer le prix Mao Dun 2008 pour ce roman.

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N.B. Ce compte-rendu fait référence à la traduction anglaise du roman. Une traduction française serait actuellement (2015) en cours de préparation.
Le dernier quartier de lune 10 étoiles

Un murmure forestier par-delà les langues : Échos culturels de Le dernier quartier de lune

Lorsque les rennes du roman de Chi Zijian foulent la brume matinale des monts du Grand Khingan, franchissant les barrières linguistiques, Le dernier quartier de lune devient une invitation silencieuse, conviant les lecteurs de cultures diverses à un rendez-vous séculaire avec le peuple Evenki. Ce roman, imprégné de l'atmosphère de la forêt, est dépourvu de conflits dramatiques, mais par la chaleur et la richesse de son écriture, il permet aux souvenirs d'un petit groupe ethnique de se transformer en une résonance partagée et touchante.

Dès l'ouverture de ce livre, le regard est attiré par un monde radicalement différent de la ville moderne. Dans des abris de bois de bouleau, des feux de camp brûlent toute l'année, reflétant les sourires simples sur les visages des habitants ; les empreintes de rennes jonchent les montagnes et les forêts, suivant le parfum de la mousse au fil des saisons ; Les jupes de la chamane flottent au rythme des rituels, ses chants expriment la vénération des montagnes, des rivières et de la végétation, ainsi que l'acceptation de la vie, du vieillissement, de la maladie et de la mort. Ces scènes du quotidien, simples et sans fioritures, possèdent un pouvoir d'émotion profond. Les règles de la chasse – ne pas tuer les jeunes, ne pas abattre les arbres naissants, ne prendre que le nécessaire, et l'utiliser avec parcimonie – recèlent la sagesse la plus élémentaire pour la survie ; les chants transmis autour du feu de camp, dans leur simplicité, racontent les histoires des ancêtres et les secrets de la forêt, transmis de génération en génération.

Ces textes, imprégnés d'une forte identité ethnique, trouvent un écho profond chez les lecteurs de différents pays, par-delà les montagnes et les mers. On est émerveillé par le respect que les Evenks portent à la nature : ils considèrent les rivières comme des mères, les arbres comme des frères, et croient en l'animisme. Cette philosophie de la coexistence avec la nature est précisément le guide spirituel que beaucoup recherchent aujourd'hui. Les passages décrivant l'interdépendance des rennes et de leur peuple sont particulièrement émouvants : les rennes ne sont pas de simples outils de transport, mais des membres à part entière de la famille ; ils avertissent leurs propriétaires du danger et suivent les sons familiers lors des migrations. Ce lien affectif transcende les races et les régions, une chaleur que tous ceux qui connaissent la vie peuvent comprendre.

Les personnages du livre dégagent une énergie brute et vibrante. La vie de la dernière cheffe de tribu tisse un siècle de vicissitudes pour toute la famille. Elle a été témoin de l'abondance de la forêt et a connu la douleur des changements ; elle a perpétué les traditions transmises par ses ancêtres et a vu la jeune génération s'aventurer au-delà des montagnes. Lorsque la politique de sédentarisation s'est instaurée et que les pâturages à rennes se sont raréfiés, la tribu a été confrontée à un dilemme déchirant : rester dans leurs habitations forestières ou s'installer dans des maisons de briques ? Continuer à migrer avec les rennes ou apprendre l'agriculture et l'élevage ? Ces luttes et ces incertitudes, bien que dépourvues de confrontation violente, dissimulent un profond sentiment d'impuissance. Les lecteurs de tous horizons se reconnaîtront toujours dans ces récits : dans le tourbillon du temps, qui ne cherche pas sa voie à travers la persévérance et le changement ?

Les phrases qui décrivent la nature possèdent une beauté qui touche le cœur. « La rivière Argun, qui coule depuis des millénaires, emporte les ombres de la forêt, les empreintes de rennes » – ces mots, quelle que soit la langue, évoquent le cours sinueux de la rivière et le clapotis de ses eaux contre les rives. Et puis il y a les descriptions des saisons : les rhododendrons en fleurs sur les flancs des collines au printemps, les moustiques qui bourdonnent autour des feux de camp en été, les fruits sauvages chargés de fruits aux branches en automne, et les flocons de neige qui recouvrent les bois des rennes en hiver – chaque trait de plume est imprégné de la chaleur du quotidien et de la beauté de la poésie. Ces mots, d'une simplicité apparente, se déployant comme un parchemin qui se dévoile lentement, révèlent discrètement au lecteur la beauté des monts du Grand Khingan.

La culture des Evenks se dévoile ainsi entre les lignes, touchant subtilement chaque lecteur. Leur foi n'est pas un dogme abstrait, mais bien ancrée dans le quotidien : les prières avant la chasse expriment leur gratitude envers la nature ; les danses rituelles témoignent de leur respect pour la vie. Leur joie est simple et pure : la viande rôtie autour du feu de camp, les chants de leur peuple et le tintement des clochettes des rennes sont leur plus grand bonheur. Ces émotions simples transcendent les barrières culturelles, devenant un trésor spirituel partagé par l'humanité.

À la fin de ce livre, on a encore l'impression d'entendre murmurer le vent des monts du Grand Khingan et de retrouver l'écho des clochettes des rennes dans la forêt. *Le dernier quartier de lune* n'est pas seulement un livre sur les minorités ethniques ; il raconte des histoires de patrie et d'héritage, de persévérance et de transformation, des histoires partagées par tous les peuples. Il nous aide à comprendre que chaque culture possède un charme unique et que chaque souvenir de cette terre mérite d'être préservé et chéri.

YIfan - - 27 ans - 18 décembre 2025