Dédales
de Geneviève Roch

critiqué par Gregory mion, le 31 juillet 2015
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Une obsolescence de l'homme.
Opportunément réédité cette année, ce roman de Geneviève Roch donne à voir l’effondrement de la nature humaine dans le contexte du travail contemporain. Alors qu’il fut quelquefois un motif de transformation du monde et de valorisation de soi (surtout dans la tradition marxiste), le travail fait aujourd’hui l’objet d’une remise en question permanente et de nombreux domaines artistiques, en plus des sciences humaines, réfléchissent à ce problème – on a pu le voir au Festival de Cannes avec l’excellent film La loi du marché, tout comme l’an dernier les frères Dardenne avaient proposé une vision forte du travail avec Deux jours, une nuit. C’est que le travail ne va plus de soi dans la mesure où il n’est parfois pas suffisant pour exister décemment, et, de plus, les nouvelles techniques managériales semblent avoir modifié de fond en comble ceux-qui-travaillent, l’impératif de productivité empêchant peu ou prou toute forme d’épanouissement ou de créativité spontanée. Un passage du livre le dit bien : le travail ne tolère plus aucune divergence par rapport à son objectif préétabli, c’est-à-dire produire et capitaliser, tant et si bien que l’imprévisible est devenu intolérable (cf. p. 37). Cela signifie que la prise d’initiative ou l’erreur qui pourrait être fondatrice n’appartiennent pas au modèle socio-économique dominant. Puisque nous avons élaboré une formule efficace de rendement, il faut s’y tenir et ne pas chercher à tester d’autres hypothèses. Cette absence totale de dynamique de l’éventualité met donc en scène des agents unidimensionnels, recrutés non pas en fonction de la richesse humaine inhérente à chaque individu, mais plutôt par rapport au critère d’une seule compétence – l’aptitude à servir le paradigme productiviste.

Esquichée de tous les côtés par ce qu’il faudrait appeler l’arraisonnement de son être par le discours ergonomique, la femme que l’on suit dans ce livre travaille dans l’Établissement, une sorte de mastodonte architectural qui emploie quatre mille personnes, autant de têtes de bétail qui s’activent dans les salles et les couloirs de ce montre dévorateur sans réellement se demander si leurs actions ont encore un sens, ou ne serait-ce qu’une intention. Dès les premières pages, on note le triomphe de la mécanisation des corps, chaque membre de cet Établissement répondant au doigt et à l’œil aux ordres qu’ils ont intériorisés. Les employés sont tributaires d’un espace en apparence hyper-rationnel malgré la vastitude de l’endroit, et cette rationalité se complète par une structure temporelle précise, d’où l’angoisse qui surgit dès le départ, lorsque l’heure nous est donnée (cf. p. 11). On perçoit ainsi la façon dont les mouvements sont limités, minutés, contenus dans l’estomac de la monstruosité abstraite de l’Établissement, qui fera en outre l’objet de plusieurs comparaisons tératologiques, parfois dans une verve lovecraftienne pertinente, et qui nous remet en mémoire l’image célèbre d’un « chaos rampant » contre lequel il faudrait résister mais qui finit quand même par nous engloutir (cf. p. 59).

Détail logique, conforme à ce qui nous avons établi jusqu’à présent, la femme que l’on suit à la trace dans cette histoire ne porte pas de nom. Son identité a été absorbée, voire digérée par l’Établissement, grand ruminant qui mâche et remâche la matière humaine rendue vulnérable et obéissante. Tout au plus apprend-on qu’elle gagne sa vie dans cette entreprise depuis cinq ans (cf. p. 37). On sait aussi qu’elle doit se mettre en quête d’un tampon qu’elle trouvera au bureau 302 du bâtiment D. Alors qu’on pourrait penser que son ancienneté constitue un atout pour s’orienter dans les extensions insoupçonnées de l’Établissement, il n’en est rien, et toutes les fois qu’elle se figurera progresser dans sa recherche, elle sera confrontée à davantage d’égarement, de perdition, emportée par les courants délétères de cette énorme panse qui n’arrête jamais de digérer ceux dont elle se nourrit. On assiste de ce point de vue à une régression douloureuse, et ce qui n’est d’abord qu’une sourde angoisse (l’idée de ne pas pouvoir reprendre son poste à l’heure) ne manque pas de se muer en peur (l’idée qu’on ne reprendra plus jamais ce poste parce que la mort nous attend au bout de ce tunnel insensé). Tandis que des signes d’humanité étaient encore visibles au commencement de cette histoire, ils s’estompent peu à peu, et ce sont même les repères classiques de l’Établissement qui disparaissent, la géométrie de la construction laissant place à une désintégration graduelle, la lumière s’enténébrant, comme si de l’estomac familier du monstre on parvenait à ses boyaux, à ses « entrailles » (cf. p. 35), pour finalement aboutir au statut de matière fécale, dans la plus lamentable des altérations de soi.
Cette pauvre femme essaye néanmoins de se rassurer par tous les moyens, se persuadant qu’elle s’est fourvoyée dans son itinéraire et qu’elle arpente désormais les lieux d’un gigantesque chantier (cf. p. 73). Elle se parle pour avancer (cf. p. 64), car le silence, dans ce noir de plus en plus total, se fait synonyme de mort ou de mauvaise capitulation en face des malins desseins de ces précipices (cf. p. 75). C’est là tout le cœur de la tragédie contemporaine : le travail moderne et technocratique a jeté l’homme dans la ruine de sa raison, le dépossédant tellement de ce qui pouvait le sauver que c’est dorénavant les choses inanimées qui semblent avoir un pouvoir de réflexion sur l’humain. On atteint ici ce que Günther Anders qualifierait d’obsolescence de l’homme. Or cette perte du sujet humain culmine dans le « Vous » qui traverse le roman de bout en bout. Certes le pronom personnel réfère à l’existence de cette femme vidée de sa substance, cependant il est le « Vous » qui entraîne le lecteur, qui le précipite dans l’abîme sans fond de l’Établissement, reflet de nos propres situations professionnelles, toutes plus ou moins dépendantes du néo-libéralisme. Nous sommes par conséquent aux prises avec un présent d’épuisement, d’essoufflement, et outre les ralentissements de notre spiritualité, nous devons aussi négocier avec la fatigue physique car la course effrénée du rendement ne nous permet pas d’en suivre la cadence. Ceci explique peut-être le souhait de la femme lorsqu’elle voudrait aller à contre-courant, faire preuve d’arythmie, comme si elle avait l’espoir de respecter sa vitesse intime au milieu de tous ces êtres affairés (cf. p. 22). « Il faudrait vivre lent » pourrait-elle vouloir dire, et cette moitié d’injonction n’est autre que le titre d’un recueil de poésie de l’auteur (cf. Geneviève Roch, Éditions La Porte, 2004). Il faudrait du reste être en mesure de reconquérir l’être même du sujet humain, de se réinvestir dans une temporalité archi-différente, et cela peut susciter l’angoisse étant donné que nous nous sentirions probablement désemparés devant la durée pure, nous qui avons été formés pour vivre dans le temps mathématique du travail rationalisé à l’extrême (cf. pp. 84-5). Pourtant cette femme y parviendra, ou du moins aura-t-elle saisi la configuration du premier palier de décompression (cf. p. 91), ceci après avoir été au plus bas, dans le dessèchement absolu, sans doute tombée au rang des « musulmans » des camps de concentration (cf. p. 81).