Le problème d'Aladin
de Ernst Jünger

critiqué par Kostog, le 10 novembre 2018
( - 51 ans)


La note:  étoiles
L’homme qui n’a plus d’Histoire ne connaît aucun repos
Dernier membre d’une longue lignée d’aristocrates prussiens, Friedrich Bahro, le héros de notre roman, constate le déclin progressif de sa famille autrefois partie prenante de l’élite pour se déliter en individus ayant de moins en moins de fond. Attaché au style prussien, il n’est néanmoins pas un nostalgique des anciens temps servant avec application la nouvelle armée populaire dans ces territoires silésiens attribués à la Pologne. En dépit de ce sérieux, il est repéré par un adjudant qui a immédiatement senti l'aristocrate en lui et cherche à lui en faire baver.

Bien que n’ayant que peu d'enthousiasme pour les idéaux occidentaux, il passe à l’Ouest, végète un peu et se fait embaucher dans l’entreprise de pompes funèbres de son oncle à qui il assure assez rapidement un succès considérable en la transformant en multinationale gigantesque par un projet surréaliste… Le succès n’éloigne pas le spleen et les questions existentielles qui le minent.

Dans son aspect proprement romanesque, l'ouvrage d'Ernst Jünger est assez décevant. L'intrigue est davantage une mise en situation et n'attend pas de dénouement. Comme d'autres livres de Jünger, les pistes qui sont ouvertes sont avant tout des interrogations. Le problème d’Aladin dont souffre le personnage principal touche à deux questions essentielles : l’uniformisation du monde moderne encore plus avancée dans la société occidentale libérale que dans son miroir socialiste et le lien que notre société entretient avec ses morts.

Dans une société voulant se produire elle-même à partir de rien et dont la valeur de toute chose est l'argent, les cimetières, qui sont les marques et les fils qui nous relient au passé, deviennent des obstacles qu'il faut éliminer, la spéculation immobilière fournissant le meilleur argument pour les niveler. Ainsi, perte du passé, uniformisation du présent dans une société dominée par des technocrates se répondent.

Ernst Jünger n'écrit pas de la philosophie. Il fait mieux, il est philosophe. Et force est de constater qu’un petit ouvrage comme le problème d'Aladin a plus de substance et donne davantage à penser que la plupart des pensums écrits par nos universitaires patentés.
Propagande et statistique 7 étoiles

Dans ce court roman, Ernst Jünger revient au mitan des années 80 sur ses obsessions concernant la place de la technique et de ses épigones à savoir la statistique et de la propagande.
Ces deux instruments au service du management des entreprises marchandes, vouées à l’artificialisation du monde prennent pied dans le commerce de la mort : le narrateur, d’une vieille famille prussienne liée au métier des armes et aux habitus de l’aristocratie bascule dans la classe bourgeoise et se fait marchand. Il s’associe à un juif pour établir un projet de grande envergure : développer un lieu de sépulture pour les morts du monde entier.
C’est ainsi que ce dernier tabou, celui de la mort avec toutes ses dimensions spirituelles est attaquée par le règne du profit et des affaires. Comme une malédiction n’arrivant jamais seule, le narrateur connaît dans son mariage la longue agonie de l’ennui, comme une fatalité du mariage bourgeois que Jünger n’a cessé de dénoncer au cours de sa vie, non pas dans ses écrits mais surtout dans sa vie.
Ce n’est clairement pas la meilleure production de Jünger, on s’y ennuie même parfois à sa lecture, mais ce petit Problème d’Aladin a le mérite d’enfoncer un nouveau clou dans ce modèle libéral qui s’empare de toutes les dimensions de nos vies. C’est un problème en effet, la source sans doute de tous les maux qui accablent l’humanité.

Vince92 - Zürich - 46 ans - 20 octobre 2021