Dégénérescence céleste
de Mike Kasprzak

critiqué par Gregory mion, le 15 février 2015
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Les rites confidentiels et tout à fait hermétiques de la merde.
Rien de ce qui sent la merde n’est étranger à Mike Kasprzak. Ce jeune écrivain s’affirme de plus en plus comme le légataire privilégié de tout ce qui a dégénéré dans la Création. Il remue le pot de chambre de Dieu avec la folie d’un aide-soignant qui serait chargé d’accompagner le Tout-Puissant dans ses coliques transcendantes. Quand bien même Kasprzak ne croit pas en Dieu (cf. p. 16), il suppose au moins l’existence des « étrons divins » (p. 12), ce qui signifie peut-être que le monde serait plus acceptable si son hypothétique dirigeant se soulageait de ses lourdeurs intestinales, tel que le ferait l’une de ses créatures, sans vergogne, porte ouverte, jetant sur ses invités des regards exaspérés, l’air de dire qu’il existe des priorités, qu’il y a des sortes d’injonctions de la merde et que la vérité de l’homme séjourne dans ses excréments. Ce serait là une attitude digne d’Antonin Artaud, grand adepte d’un chamanisme du « caca », immense voyant, formidable thérapeute pour les constipés du raisonnement, et prodige de la poésie, c’est certain. Le fait même d’avoir compris qu’il existe une complicité entre la merde et les propriétés secrètes de la nature humaine transforme la poésie de Kasprzak en quelque chose d’à la fois irrespirable et de fondamentalement impératif. On pourrait d’ailleurs en résumer l’intention : constituer une anthologie viscérale de ce qui sent mauvais chez l’être humain, depuis les traces d’une merde gamine sur la serviette (cf. p. 39), jusqu’aux variétés de caractère qui forgent les différents degrés d’une salope (cf. pp. 67-8). En d’autres termes, la poésie de Kasprzak, aussi bien que le reste de son œuvre, part du simple présupposé qu’il ne peut pas y avoir de rédemption pour notre espèce, parce qu’on ne peut pas faire confiance à une race qui s’enferme pour déféquer et qui dans le même temps se fait la guerre à ciel ouvert. Dire l’impossible hygiène de l’homme, c’est l’une des fonctions de cette poésie.

C’est donc une composition qui ne s’entiche d’aucune méthodologie scolaire. Il n’y a pas d’approche académique de la merde. Dans la mesure où n’importe qui peut être suspecté de compter parmi les plus vicieux des trous du cul que la Terre ait jamais portés, on doit s’attendre à tout, en l’occurrence on doit s’adapter à la remarquable multiformité de la merde. Or la merde gagne du terrain, elle s’érige en monumentale quantité, elle nous pousse vers la sortie, suicidant le peuple, l’endormant, le chloroformant (cf. pp. 40-3). On devrait réagir un minimum, préparer un soulèvement, se fâcher contre la merde qui complote et qui ourdit, « mais tout le monde reste là / et apprend à bouffer la merde / à aimer la merde / à vivre dans la merde / à faire de la merde / si bien qu’ils n’ont même plus rien / à chier / plus de vie / plus de jus » (p. 42). Le diagnostic est sans appel. La société s’emmerde volontairement, elle a fondé une philosophie scatophile où le plus respecté est celui qui parvient à sentir le moins tout en étant propriétaire des plus grosses provisions de merde. Il s’agit d’une société où les meilleurs savent « mentir au bon moment » (p. 37). Ce sont ceux qui savent faire prendre leurs merdes pour des roses. Ce sont les gens qui capitalisent en s’appuyant sur un certain système néfaste.
Dans ce système, « la folie [n’est] plus qu’une sublime salope » sur une planète qui ressemble à une « mine anti-personnel » (p. 73). La folie serait justement de contre-attaquer, d’emmerder la merde, de terrasser la cascade diarrhéique qui inonde les plaines et les montagnes, les villages et les métropoles ; la folie serait de boucher ces prolifiques intestins malades de la merde, de ligaturer les trompettes de ce Jéricho de la dysenterie, à la force d’un je-ne-sais-quoi de calfeutrant, de paralysant, et cela histoire de retrouver une apparence de dignité, un segment de lucidité sur la chronologie la plus encombrée de saloperies et de vicissitudes qui soit. Cependant la révolte est difficile, « tout le monde se chiant dessus / et personne ne voyant rien / de la merde plein les yeux / de la merde noyant le cœur, les sentiments, la liberté / soutenant les forces de l’ordre, les flics, la BAC » (p. 74). On le sait, oui, la merde est organisée. La merde s’est amplifiée en réseaux, en tout-à-l’égout officiel. On ne recrute plus facilement les résistants de la merde. La désobéissance civile impliquerait de se laver de ses propres merdes, ce qui ne va plus de soi quand la majorité trempe dedans, quand tous ou à peu près sont éclaboussés par la scandaleuse et pathétique fiente. Face à un tel adversaire qui ressemble à un monstre de corruption et de fétidité, la poésie tente d’en connaître les faiblesses, les habitudes, les éventuels symptômes du découragement. Car le monstre merdique n’est pas une fatalité, nous avons des choix, même si ce sont des choix de surhumanité (cf. pp. 95-6).
Pour conjurer l’empire de la merde, Kasprzak fait le choix de l’ivresse spirituelle, et celle-ci prend des allures de vers libres, courroucés, autant de consonances autonomes en tachycardie. Son écriture est celle d’une bête sauvage et solitaire, d’un animal blessé, d’un éclopé qui regarde le spectacle navrant de l’humanité décadente et qui choisit de s’en moquer ; toutefois la bête n’a pas perdu de sa capacité prédatrice – elle est là pour massacrer l’odieuse merde, surtout celle qui passe inaperçue. On ne s’y trompera guère : Kasprzak est un Raskolnikov sans crime physique. Mais son métier est le même que le double-assassin à la hache de Saint-Pétersbourg. Son métier est d’entrer dans la radicalité d’un schisme dans l’espoir ensuite de reconquérir une parenté avec le monde entier, à commencer déjà par une entente avec soi-même. La poésie de Kasprzak est donc au prix de la radicalité. Et cette dernière précède la récompense. Il faut d’abord entrer dans la merde avant d’en résoudre l’odeur ; pactiser avec la merde pour essayer de passer à autre chose, pour réhabiliter le droit de regarder ailleurs (cf. p. 109).