Bestiaire Cobra
de Françoise Armengaud

critiqué par Eric Eliès, le 29 janvier 2015
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Remarquable présentation, pleine de souffle et de poésie, du mouvement artistique Cobra et de ses principaux acteurs
Cobra (dont le nom fut formé par Christian Dotremont à partir des capitales où prit naissance le mouvement : CO[penhague] – BR[uxelles] – A[msterdam]) est l’un des groupes artistiques les plus virulents de l’après-guerre. Même s'il fut éphémère (1948-1951), son aura fut et reste remarquable. Fortement marqués par la violence et par l’atrocité de la deuxième guerre mondiale, et prenant acte de la faillite des mouvements humanistes, les artistes Cobra ont ambitionné de ressourcer l’homme dans l’océan primal de l'animalité, pour le rédimer par l’innocence morale de la nature. Cobra voulait exalter la vie totale et dénoncer, avec un ardent désir de provocation, les mensonges idéologiques qui fondaient l’art réaliste socialiste et les procédés surréalistes, en lesquels ils ne voyaient que de nouveaux académismes. Dans leur volonté de retour aux origines, les artistes Cobra, quasiment tous d’obédience marxiste mais surtout écologistes avant l'heure, puisaient leur inspiration dans les images de l’enfance et l’art populaire.

Ce livre, passionnant et remarquablement écrit, n’est pas seulement la description savante du mouvement artistique Cobra, dont la fulgurance et la radicalité ont marqué les années d’après-guerre ; l’auteur cherche véritablement, avec un enthousiasme communicatif qui n’élude pas les crises traversées par le mouvement, à restituer la vitalité d’une philosophie caractérisée par un engagement total de l’artiste et un désir de ré-enchantement du monde par le retour aux sources primitives de l’art et de la vie. Une très grande poésie émane du texte aux phrases pleines de souffle et d’images puissantes, qui emportent le lecteur comme cette description du tableau Dragon-Montagne : « quelque chose de furtif dans la manière, dont, le soir venu, les collines déploient enfin leurs pattes demeurées ployées celées tout le jour, comme si le paysage qui s’était jusqu’alors tenu coi, allait, facétieux, déguerpir de nuit »

La genèse et l’histoire du mouvement sont racontées dans une première partie thématique placée sous le signe de l’animalité, dont le thème est omniprésent dans les œuvres Cobra. La représentation de l’animal dans les œuvres Cobra n’est jamais abstraite mais n’est pas non plus réaliste. En fait, le dessin Cobra s’apparente souvent, dans le jeu des formes et des couleurs, à un dessin d’enfant faussement naïf dont la force réside dans la puissance d’impact de son expressionisme. Sauvage ou domestique, inquiétant ou amical, plein d’ailes, de plumes, de couleurs, de crocs ou de griffes, l’animal incarne les forces archaïques qui transcendent la condition humaine et la régénèrent en l’ouvrant à toutes les métamorphoses possibles du vivant. Cette capacité à évoquer, voire à susciter, des liens consubstantiels entre l’homme et les différents règnes de la nature (animal, végétal, minéral) trouvent des échos dans les grands mythes nordiques, qui furent des sources d’inspiration pour les nombreux artistes Cobra originaires de Scandinavie. La poésie Cobra renvoie aux puissances élémentaires, aux bestiaires des mythologies et aux grandes plaines enneigées, où les silhouettes tordues des arbres se détachent comme des runes sur la page blanche d’un recueil. Les poèmes à la calligraphie tourmentée de Christian Dotremont sont nés de la contemplation des étendues glacées où tout élément du paysage se détache comme un signe d’écriture.

La deuxième partie présente, en leur rendant hommage, les principaux artistes (peintres et écrivains) qui ont animé l’évolution du mouvement et permis son rayonnement international… Le mot Cobra fut inventé en 1948 par Christian Dotremont, poète et théoricien du groupe. Ce symbole redoutable, à la fois ancien et universellement connu, suscita l’adhésion de tous car il faisait écho à l’art dangereux et instinctif qu’ils souhaitaient opposer aux philosophies conceptuelles contemporaines. Outre la figure du serpent, très présente dans leurs œuvres, les artistes Cobra ont constitué, dans leurs tableaux et sculptures grouillant de vie et de traces animales, un incroyable bestiaire de bêtes fantasmagoriques, sauvages ou domestiques, et d’hybrides abolissant les frontières entre les espèces et/ou entre l’homme et la nature… Les œuvres Cobra se caractérisent également par leur difficulté d’attribution à un artiste précis : dans le bouillonnement créatif du mouvement, les influences réciproques se mêlent et s’interpénètrent dans les œuvres, au-delà des techniques et des sensibilités individuelles.

Les artistes présentés dans le recueil sont, successivement :

Asger Jorn (Copenhague) : pour cet artiste charismatique et militant, qui a contribué à la fondation de l’internationale situationniste, l’artiste et l’animal sont unis par la pensée magique et par la force de l’imagination créatrice, qui est la négation de l’esprit scientifique. Dénonçant la volonté d’organisation des sociétés modernes, il privilégie la spontanéité et cherche, dans l’intrication et le grouillement de formes indistinctes ornées d’yeux, de griffes, de becs, à ressusciter le chaos primitif, qui est en même temps une source de transformation et une forme d’harmonie en mouvement, qu’il appelle le « chaosmos » (mot formé par condensation du chaos et du cosmos).

Carl-Henning Pedersen (Copenhague) : comme Chagall, il a manifesté une grande faculté d’empathie universelle et une volonté de révéler la fraternité qui unit tous les êtres vivants (hommes, animaux, plantes). Ses toiles présentent une très grande liberté de composition, suscitant des interprétations diverses, même si la peinture reste très structurée dans l’harmonie des couleurs. La toile est un espace de rencontre, dans un monde de fable et de légende où les marges sont imprécises entre le naturel et le merveilleux, et la partition audible des couleurs qui « sont l’orchestre céleste et terrestre ».

Pierre Alechinsky (Bruxelles) : son bestiaire est allégorique de la condition humaine, notamment le serpent dont la simplicité lui permet de devenir paysage (« animal au tracé de rivière ») et d’abolir toutes les frontières entre les règnes. Le serpent, animal fantastique engendrant des monstres par dérive ou combinaison des formes, se prête à toutes les métamorphoses. Il sourd des tableaux d’Alechinsky une inquiétante étrangeté, marqué par le grouillement des formes et la fixité des regards prédateurs.

Christian Dotremont (Bruxelles) : Inventeur du sigle Cobra en 1948, écrivain et poète voyageur, il fut le grand animateur du mouvement et son théoricien paradoxal, soucieux d’éviter tout formalisme ou esthétisme doctrinaire. Avec les logogrammes (que lui ont inspirés les paysages de la Laponie où les arbres se détachent sur la neige comme des bosquets de mots), Dotremont ne cherche pas l’illisibilité, même si le sens est enfoui dans les circonvolutions du graphisme, mais la vitalité aventureuse d’un trajet à travers la page et la spontanéité de la parole à travers les signes. Ecrire est pour lui équivalent à dessiner comme la vocation poétique est équivalente à la vocation vagabonde (cf Rimbaud). Dans cette écriture échevelée, le sens ne cesse de jaillir et de se perdre comme un torrent. Dotremont manifeste le désir de retourner à la simplicité primitive, quasi archaïque et seule authentique : « L’homme moderne cherche une pierre préhistorique où poser sa tête ». [nota : cette citation fait écho au titre du roman "La pierre et l'oreiller" de Christian Dotremont, dont j'ai fait un commentaire de lecture pour CL il y a quelques années]

Karel Appel (Amsterdam) : Après la 2de GM, Appel a rejeté l’héritage civilisationnel pour retrouver la violence et la pureté des forces primordiales qui existent dans l’homme mais que menace la société moderne, scientifique et dénaturée. Il célèbre l’oiseau, médiateur vers un monde meilleur, et les animaux familiers (le chat, le chien, les animaux de ferme) dont les formes métissées s’emmêlent dans des paysages où tous les règnes coexistent. Dans ses poèmes (« Océan blessé ») et ses tableaux, il exalte une vitalité sauvage et porte sur le monde un regard empreint de ferveur enfantine, mais profondément subversif. En effet, sa nostalgie d’une fraternité perdue avec les animaux autorise toutes les transgressions sexuelles ; la peinture érotique d’Appel est fréquemment d’inspiration zoophile. Ce retour à l’enfance et, au-delà, à l’antériorité animale, accuse également l’humanité d’être la cause d’une injustice profonde envers le cosmos et les animaux, méprisés, exploités et meurtris (notamment à des fins alimentaires). De nombreux tableaux représentent d’ailleurs des animaux blessés. La radicalité absolue de sa démarche artistique anarchiste a culminé en 1987, avec la création de l’opéra-ballet « Peut-on danser le paysage ? » lors d’une carte blanche donnée par l’Opéra de Paris.

Constant (Amsterdam) : Ce peintre fut l’un des théoriciens extrémistes de Cobra, de Reflex et de l’internationale situationniste. Constant a toujours vécu avec des animaux (familiers ou exotiques) et a conçu un bestiaire cruel d’animaux munis de griffes et de crocs acérés (même les oiseaux) aux formes, très schématiques et expressives, inspirées des dessins d’enfant. Constant a été très marqué par les guerres (2ème GM, Corée, Vietnam) ; l’animal, par sa vulnérabilité et son altérité, incarne à la fois la victime et la rébellion pour la liberté. Après Cobra, Constant a évolué vers l’abstraction et s’est intéressé à l’urbanisme et l’avenir des cités. Néanmoins, les animaux sont restés présents dans ses toiles.

Corneille (Amsterdam) : son œuvre est placé sous le thème de l’oiseau, dont le vol incarne le plaisir gratuit du mouvement. Son dessin enfantin, presque puéril, est une protestation contre l’art cérébral et les académismes, avec une volonté de jeu et une recherche hédoniste du plaisir, y compris dans l’acte de peindre. Corneille a beaucoup voyagé, notamment dans les pays désertiques dont il a rapporté un récit ("L’opulente monotonie") et le souvenir de pluies miraculeuses qui font, avec une fertilité subite, exploser la vie. Il cherche à susciter des impressions sensitives totales, à la fois visuelles et auditives en jouant sur les titres (ex : dans "Insectes en délire" ou "Le temps des abeilles", il cherche, sans montrer les insectes, à faire percevoir leurs stridulations et leurs bourdonnements). Corneille associe l’oiseau à l’insecte ailé ainsi qu’au serpent, lui-même étroitement associé au soleil sur lequel il love sa spirale… Le couple emblématique est celui de la femme et de l’oiseau, qui semble avoir une mission d’annonciation. Corneille avoue dans un poème qu’il peint les oiseaux de son désir sur la toile du tableau sensible comme la peau d’une femme. Il existe une proximité intime et charnelle entre la femme, souvent peinte en situation d’attente ou endormie, et l’oiseau, qui ébauche parfois un picorement prédateur, comme s’il souhaitait se nourrir de la chair de la femme. Corneille s’est d’ailleurs, dans un autoportrait, représenté en oiseau.