Le bâtiment de pierre
de Aslı Erdoğan

critiqué par Myrco, le 28 janvier 2015
(village de l'Orne - 74 ans)


La note:  étoiles
Un texte éminemment poétique
Dans une Turquie jamais citée où, fut un temps, toute opposition politique (et jusqu'à la petite délinquance des gamins des rues, misérables) se voyait réprimée par une violence barbare, une femme, une survivante, autrefois enfermée, torturée entre les murs du "bâtiment de pierre", une femme à jamais détruite, humiliée se souvient...
De ces geôles sinistres, monde glacé, minéral, fait de ténèbres et de solitude, où ont retenti les cris inhumains de la douleur, est aussi ressorti un homme ou ce que les bourreaux en ont laissé, désormais sans nom, ange sacrifié qui s'est brisé les ailes, épave déchue, errante aux abords de la prison comme définitivement enchaîné à elle, abandonnée par tous au délire de sa folie, les yeux vides à jamais.
Cet homme, elle l'a peut-être aimé jadis, elle l'a probablement trahi sous les coups "sans s'en rendre compte". Elle, est désormais le prolongement de sa voix; elle, est ses yeux qu'il lui a laissés "pour qu'(elle) puisse regarder la vie comme un miracle".
De ce qui se passe dans le bâtiment de pierre, si les corps peuvent en revenir, amoindris, blessés, l'âme ou l'être profond que l'on appelle ainsi n'en revient pas...

Ce n'est pas l'horreur issue de l'ignominie sadique, dans sa réalité crue, objective que nous décrit Asli Erdogan, même si celle-ci demeure présente au détour des mots, des phrases, sous la beauté de pudiques métaphores."Les faits", elle les "laisse à d'autres". "Ce qui (l')intéresse (elle) c'est seulement ce qu'ils chuchotent entre eux. De façon indistincte, obsédante...".Avec ses "mots qui se taisent plus qu'ils ne parlent", sa sensibilité douloureuse, à fleur de peau, ce qu'elle parvient à nous transmettre, c'est l'intériorité de son vécu. Elle nous parle de la succession des jours et des nuits dans un temps aboli, de la terreur de la mort, de la dissolution de l'identité dans une spirale vertigineuse ("il ne restait rien qui fût moi. Rien de ce qui était moi n'était digne de s'appeler ainsi."); elle nous parle de la confusion des rêves et du cauchemar de la réalité dans une sorte de surréel que traverse parfois un chant allumé "comme une dernière bougie de résistance" ou l'aspiration d'un élan vers le ciel et les étoiles pour échapper au mal qui ronge le monde...

Sa voix si vibrante, si singulière nous entraîne dans un au-delà de la souffrance qui n'est plus ni cri, ni lamentation mais se fait murmurante et douce comme la voix des ombres, voix de la mémoire d'une femme vaincue qui conserve néanmoins quelque part l'"amour de la vie où il n'y (a) ni bonheur, ni espoir" ou si peu.

Ce texte court, intense, d'une sombre beauté, parfois hermétique il faut bien le dire, et d'une portée universelle, se lit d'une traite comme un long poème dont les motifs hallucinatoires se répètent en écho en une sorte d'incantation.
On en sort ébranlé, défait...par cette parole de survivante qui nous poursuit longtemps.
Une voix magnifique qui compte et comptera dans la littérature turque.

P.S: Les parents d'Asli Erdogan ont subi la torture sous les régimes issus des coups d'état qu'a connus la Turquie. Elle même, militante des droits de l'homme a subi des violences policières.