Le point d'orgue
de Nicholson Baker

critiqué par Kinbote, le 2 janvier 2004
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
Le temps de voir
Que feriez-vous si vous possédiez, comme le narrateur de ce roman, la faculté d’arrêter le temps des autres, tout en continuant d’user du vôtre à votre convenance ? Eh bien, notre narrateur qui assure les fonctions de dactylo par intérim (il retranscrit les notes enregistrées sur dictaphone) choisit depuis sa première expérience dans L’Enclos, comme il appelle par ailleurs ce repli du temps, de déshabiller les femmes. Mais il ne le fait jamais dans le but de dégrader la femme choisie ou de la gêner lorsque le temps repartira : il prend toujours soin de remettre les choses en place. Parfois il choisit de créer l’émoi par un petit détail qui paraîtra étrange à l’intéressée lors de la reprise temporelle. Souvent il s’emploie à créer un trouble profond. Toujours il privilégie le plaisir de la femme au sien propre : on a affaire à un gentleman déshabilleur.
Certaines scènes donnent lieu à des situations burlesques hilarantes où le narrateur arrête plusieurs fois le temps pour régler un mécanisme qu’on peut fort à propos qualifier d’horlogerie. Il perd parfois momentanément son super pouvoir et doit chercher les moyens de le recouvrer ; il nous entraîne alors dans ses recherches bien compliquées...

La première fois qu’il prend la mesure de son don singulier, il s’en sert pour découvrir pendant le cours un sein de son institutrice. Le fait de voir la toison pubienne ou la poitrine de ses tendres proies peut le faire tomber amoureux d’elles.

Les scènes les plus frappantes du roman relatent comment le narrateur procède pour faire connaître à telle ou telle femme les récits carrément pornographiques qu’il construit à leur seule intention. Pour une d’entre elles, qu’il surprend sur la plage à gratter le sol avec une main, il écrit une histoire (qu’on lira) et la dépose dans un sac plastique qu’il enfouit dans le sable, là où la femme allongée fait aller ses doigts. Il ira vérifier le résultat de sa lecture jusque chez elle, dans sa salle de bain... Pour une autre, il prend des risques importants en arrêtant le temps lors d’un dépassement en voiture. Puis il écrit pendant douze heures de son hors temps, sur le capot de la voiture, une histoire qu’il dicte sur une cassette avant de l’introduire dans le lecteur en place d’une cassette de Suzanne Vega. Mais cette fois, il n’y a aura aucune suite : la conductrice n’appréciera pas l’audition et jettera la cassette par la vitre. Mais auparavant le narrateur nous aura fait part de ce qui aurait pu se passer dans des circonstances plus favorables...

Au-delà de l’anecdotique, l’auteur nous fait savoir qu’il n’y a peut-être pas de sexualité heureuse. Qu’on considère un acte sexuel "continu" et un autre, qu’on pourrait qualifier d’interrompu, de l’ordre du fétichisme ou du voyeurisme donc, ni l’un ni l’autre ne sont satisfaisants car le premier nous empêche de fixer les détails de l'action tandis que le second, plus imaginaire que réel et de l’ordre d’une certaine fixité, s’apparente à la nécrophilie. L’idéal, inventé par Nicholson Baker, est un mixte des deux nécessitant évidemment le super pouvoir dont est doté le héros de ce livre (ils sont en effet rares les écrivains qui ont conçu pour leur héros des super pouvoirs). Un grand roman, assurément !