Sur l'Etat : Cours au Collège de France (1989-1992)
de Pierre Bourdieu

critiqué par Elya, le 27 février 2014
(Savoie - 34 ans)


La note:  étoiles
Histoire et sociologie mêlées
Voici un ouvrage qui devrait au moins conquérir tous ceux déjà séduits par le travail de Pierre Bourdieu. Et pourquoi pas initier d’autres personnes, y compris parmi celles n’appartenant pas au champ professionnel de la sociologie, de l’histoire ou de la politique, à ce qui constitue une bonne partie du travail scientifique de Pierre Bourdieu sur la société. En effet, par rapport aux autres livres que j’ai pu lire de lui, celui-ci me semble un peu plus accessible. Même si Bourdieu fait des digressions, il ne perd jamais son fil conducteur. Il sait qu’il est face à un public assez hétérogène et traite d’ailleurs des difficultés que cela occasionne. Ces propos sont en effet ceux qu’il a prononcés durant les années 1989-1992 au Collège de France. Le fait que ceci soit issu d’un discours oral me semble laisser plus de place aux répétitions, aux questionnements personnels, et surtout, à une syntaxe plus simple, plus concise, ce qui facilite le travail (car cela en reste un) de compréhension. Des livres tels que La domination masculine ou Esquisse d’une théorie de la pratique (pour sa seconde partie) nécessitent eux un colossal effort de la part de la lectrice « profane » (du vocable de Bourdieu) que je suis; effort qui m’a conduit à l’abandon par écœurement pour La domination masculine.

Ces textes ont été rédigés et complétés (notamment au niveau bibliographique) par les éditeurs Seuil et Raisons d’agir. L’idée est de progressivement retranscrire par écrit les différentes interventions de Bourdieu au Collège de France. D’autres livres du même genre devraient donc suivre, à mon plus grand plaisir.

Celui-ci traite donc de l’Etat, ce sujet presque « impensable » (p13). L’auteur refuse de le considérer comme un « appareil », une « machine infernale » (p14) comme on le fait dans la tradition marxiste. Il refuse aussi de le définir en première intention de manière définitive, fermée, car ce serait peut-être, dans l’analyse scientifique qui va en être faite, passer à côté de choses importantes à cause d’une définition trop restrictive.
Dans ses premiers cours, Bourdieu revient sur les méthodes qu’ont employé les différentes personnes ayant déjà écrit et réfléchit sur l’Etat (principalement des historiens et sociologues). Il expose aussi la sienne, qu’il nomme « sociologie génétique » ou « histoire sociale » (p588). Je n’ai pas compris clairement en quoi elle consistait de manière pratique, bien que Jean PIAGET en parle aussi dans Epistémologie des sciences de l’homme.
Ensuite, il reprend les travaux de ceux qui, selon lui, se sont le plus rapprochés du vrai en ce qui concerne l’histoire de l’Etat et l’extraction de ses caractéristiques. Il se focalise sur les Etats français et anglais, bien qu’il évoque de manière anecdotique le Japon. Je n’ai pas compris comment il en est venu à sélectionner ces auteurs, objectivement, par rapport à d’autres. Il évoque parfois des sujets assez spécifiques de l’histoire de France (notamment les « lits de justice »). J’ai été étonnée de constater le rôle important tenu par le corps juridique dans l’avènement de l’Etat tel qu’il est aujourd’hui. Pour ceux qui souhaiteraient un résumé de la théorie que dégage Bourdieu au sujet de l’Etat, il en existe un en 6-7 pages extrêmement clair et synthétique rédigé par l’auteur lui-même page 587.

Ce qui m’a le plus intéressée, ce n’est pas tellement l’histoire de l’état et l’extraction de ses caractéristiques, de ce qu’il est, mais plutôt tous les sujets annexes, que l’on retrouve très souvent chez Bourdieu : l’importance du capital symbolique, la critique de la notion d’ « opinion publique » ou de la philosophie, le rôle des intellectuels, le rejet des anachronismes… J’aurais apprécié avoir plus de détails épistémologiques ou empiriques. J’ai l’impression que Bourdieu ne rapporte jamais le résultat (ou même ne serait-ce que les méthodologies suivies) de ses travaux « expérimentaux », « sur le terrain ». Il ne fait que les citer brièvement, on n’arrive pas à voir quelle importance ils ont eu dans l’élaboration de ses théories. En tout cas, c’est mon ressenti à la lecture de quelques-uns de ses livres, et j’espère à chaque fois que j’en entame un nouveau, avoir un éclaircissement à ce sujet.

Ce qui m’irrite un peu aussi chez Bourdieu, c’est sa tendance à sous-entendre qu’on va mal le comprendre ou l’interpréter, notamment si l’on est « profane » (voir par exemple le passage page 283-284-285). C’est en tout cas ce que je ressens. Cela donne l'impression que ce qu'il dit ne se soumet pas au critère de réfutabilité. Cela tient peut-être aux sujets, très complexes, dont il traite. Mais du coup, j’ai l’impression de ne rien pouvoir retenir de ce que j’ai lu, que le sujet est tellement complexe qu’il vaut mieux que je m’abstienne d’en parler, encore plus publiquement, au risque de raconter n’importe quoi. Et ce même si j’ai l’impression d’avoir compris, c’est même encore pire. Peut-être que Bourdieu fait cela pour contrecarrer la tendance qu’ont les gens à parler un peu de tout très facilement et naïvement (je suis toujours étonnée de voir des commentaires de 3 lignes par exemple suite à des articles du Monde, sur des sujets assez complexes comme les réformes, l’interventionnisme militaire, les élections…). Dans ce cas, c’est important. Peut-être que je trouverai des éclaircissements dans un livre cité dans Sur l’état qui se nomme Réponses. Des étudiants en sociologie américains ont posé de nombreuses questions à Bourdieu après avoir relevé toutes les objections qui lui avaient été faites et celui-ci y a répondu, ce qui a donné ce livre.