Apprendre à prier à l'ère de la technique
de Gonçalo M. Tavares

critiqué par Paofaia, le 15 novembre 2013
(Moorea - - ans)


La note:  étoiles
Une éducation..
Sous-titré:
Position dans le monde de Lenz Buchmann

- Dans cette maison, la peur est illégale.
C’était un des leitmotiv de Frederich Buchmann. Ajoutons que cette phrase fut déterminante pour Lenz- son père savait combien il importait de ne pas faire preuve d’inconséquence.
Frederich punissait les manifestations de peur de ses deux fils en les enfermant à clé dans une pièce de la maison, la « prison », dont il avait obturé les fenêtres et qui ne contenait aucun meuble ni objet.
En de rares occasions ( mais qui le marquèrent durablement), Lenz fut jeté en prison pour avoir commis l’illégalité d’afficher sa peur. Son frère Albert, en revanche, était constamment enfermé dans cet espace où se trouvait suspendue toute possibilité de jeu, en attaque comme en défense. C’était un espace absolument neutre, où la portée des gestes était annulée: tout mouvement devenait inutile et presque ridicule. Les murs n’étaient pas des surfaces stimulantes pour un humain et l’étaient moins encore si cet humain était un enfant. C’était un espace qui écrasait l’enfance- une masse énorme qui en écrasait une autre bien moins robuste. Il était impossible dans cet espace de penser en conformité avec son âge….


Pour la famille Buchmann, ce qui perturbait le plus le développement de la personnalité, c’était la peur.

Frederic Buchmann disait:

-On pourra formuler à votre encontre n’importe quelle accusation: vous pourrez vous rendre coupables de la pire des immoralités, être recherchés par la police ou par le diable en personne: je défendrai mes fils avec les armes dont je disposerai. Je ne me sentirai honteux que si un jour quelque un me rapporte que vous avez eu peur. Si cela devait se produire, inutile de chercher refuge ici: vous trouverez la porte close.
C’est dans cette atmosphère que Lenz grandit et apprit à vivre. C’est ainsi qu’il se prépara, mûrit, développa ses forces.


Genèse d’une personnalité.. Une seule, car..

Frederich Buchmann n’avait aucun doute:
- J’ai un chien et un loup, lançait-il directement à ses fils.
Et il n’allait pas jusqu’à leur dire, mais il y pensait souvent lorsqu’il sentait qu’il n’était plus capable de veiller très longtemps avec vigueur sur sa famille. Il pensait que ces deux personnalités compromettaient dès le départ la possibilité d’une alliance: le chien ne pourra pas protéger le le loup parce qu’il n’en a pas la force, et le loup ne protègera jamais le chien parce que cela n’est pas dans sa nature.


Exit le frère!

Et puis:

Car il faut dire ici que Lenz a toujours considéré de simples idées de son père sur le monde comme des déclarations définitives ,voire comme des ordres. Et Lenz aurait été plus enclin à déplacer le monde pour qu’il soit dans la position exacte indiquée par son père qu’à dire à ce dernier qu’il s’était trompé.
Il savait bien quel sens avait un ordre. Un ordre peut avoir des conséquences positives ou négatives, mais cette question ne se pose que plus tard; ce qui importe, c’est l’énergie principale. Un ordre est simplement une phrase à laquelle il s’agit obéir , un bout de langage; et qui le reçoit doit, au péril de sa vie si nécessaire, lui donner une existence dans la réalité. Un ordre exprime la volonté de celui qui en sait plus et, ainsi, à un commandement doit donc correspondre un ensemble de mouvements visant à ce que le monde confirme la vision pénétrante de celui qui l’a émis. Chaque fois que l’on obéit intégralement à un ordre, la hiérarchie en place est confirmée et le cœur s’en trouve tranquillisé.


Peur et besoin de sécurité, voila les bases de l’éducation du jeune Lenz. Et les bases aussi , c’est normal, de la conduite de sa vie et de son rapport aux autres.Il deviendra chirurgien..

Au fur et à mesure que je relis ce roman pour en recopier des extraits , je me rends compte à quel point c’est un roman très brillant , intelligent , mais glaçant. Qui fait peur.. Pas de par les actions décrites, on en a vu d’autres, mais par sa logique inéluctable que seuls viendront perturber des éléments incontrôlables eux, la maladie et la mort.

Logique qui fait que l’on rentre dans le raisonnement du personnage central, tout à fait dépourvu d’affects et de morale ,et qu’on finit par le comprendre et presque à le plaindre. Du moins moi..
La capacité d’emprise de ce genre d’individus est sans limites ( pas pour tous les autres, heureusement ) car ils sont constamment en équilibre , qu’ils justifient leurs modes opératoires par des arguments somme toute assez valables, et que c’est ainsi qu’ils arrivent à entraîner des foules qui se demandent après comment elles ont pu se faire manipuler , mais c’est trop tard. Comment? La peur, le besoin de sécurité et un discours logique , et voilà tout.

C’est vrai que ni un chirurgien , ni un homme politique ne doivent avoir trop d’états d’âme s’ils veulent être à la hauteur de leur tâches. Ce ne sont pas des domaines ( ni des spécialités en ce qui concerne la chirurgie) qui sont choisis par hasard, mais dans les deux, le goût du pouvoir est nécessaire. Et le pouvoir permet tant de choses, qui, alloué à une personnalité limite, peut conduire absolument à n’importe quoi , tant en chirurgie qu’en politique. S’il n’existe pas bien sûr de barrières ( personnelles ou extérieures).

C’est un roman très découpé, ciselé en petits chapitres et sous-chapitres tous précédés de titres explicatifs qui accentuent la logique de la démonstration et de l’étude du raisonnement de Lenz et de sa conduite.
Le récit est également mené sans affect aucun , avec une précision- surtout dans les détails physiques- d’entomologiste , et tout cela contribue à créer une atmosphère dont on ne ressort pas indemne.
Un vrai cauchemar, ce roman, mais un très brillant cauchemar qui, là aussi, pourrait animer des heures de conversation tant il y aurait à dire!