Garder le sens mais altérer la forme : Essais et discours
de Susan Sontag

critiqué par Paofaia, le 9 novembre 2013
(Moorea - - ans)


La note:  étoiles
Sur la littérature ou autres sujets
Le titre original de ce recueil des derniers textes sur lesquels Susan Sontag a travaillé a été choisi par ceux qui les ont rassemblés , c’est celui du dernier préparé , une conférence en l’honneur de Nadine Gordimer: "En même temps, le romancier et le raisonnement moral."

Dans ce texte, Susan Sontag parle de sa vision de la littérature .
C'est dans ce chapitre que j'ai choisi des extraits , car Susan Sontag est avant tout un écrivain.

Un grand écrivain de fiction tout à la fois crée-par des actes d’imagination, grâce à une langue qui paraît inévitable, grâce à des formes vivantes- un univers nouveau, un monde unique, individuel, et réagit à un monde, celui que cet écrivain partage avec d’autres personnes, mais qui est inconnu, ou mal connu de bien plus de personnes encore, enfermé dans leur monde à elles: appelez ça histoire, société, ou comme vous voudrez. …
Ecrire, c’est savoir quelque chose. .. La littérature, avancerais-je, c’est le savoir- même si ce savoir, aussi vaste qu’il puisse être ,reste toujours un savoir imparfait. Comme tout savoir.
Il n’empêche, même aujourd’hui, la littérature reste un de nos principaux modes de compréhension.


Aide à la compréhension, donc, mais aussi éducation:

Selon moi..un écrivain de fiction qui se consacre sérieusement à la littérature est, nécessairement, quelque un qui réfléchit aux problèmes moraux: à ce qui est juste et injuste, à ce qui est meilleur ou pire, à ce qui est repoussant ou admirable, à ce qui est lamentable, à ce qui inspire joie et approbation. Ce qui ne veut pas dire se montrer moralisateur, de façon directe ou grossière. Les écrivains de fiction sérieux pensent aux problèmes moraux de manière pratique. Ils racontent des histoires. Ils narrent. Ils évoquent notre humanité commune dans des récits avec lesquels nous pouvons nous identifier, même si les vies en question sont très loin des nôtres. Ils stimulent notre imagination. Les histoires qu’ils racontent développent et complexifient- et donc améliorent - nos sympathies. Elles éduquent notre capacité à formuler des jugements moraux.

Et qu’est-ce qu’un roman?

Il en va ainsi: « Le temps existe pour que tout ne se produise pas en même temps.. Et l’espace existe pour que tout ne vous arrive pas à vous. » Selon ce jugement, le roman est le véhicule idéal de l’espace comme du temps…
En d’autres termes, un roman n’est pas seulement la création d’une voix, c’est aussi la création d’un monde. Il imite les structures essentielles à partir desquelles nous faisons l’expérience de nous-mêmes comme vivant dans le temps, comme habitant dans un monde, comme tentant de donner un sens à cette expérience. Mais il fait aussi ce que les vies ( les vies vécues) ne peuvent offrir, sauf lorsqu’elles sont terminées. Il donne-ou enlève- du sens à une vie. Cela est possible parce que la narration est possible, parce qu’il y a des normes de narration qui sont constitutives du fait de penser, de ressentir ou de faire l’expérience, comme le sont dans le texte de Kant, les catégories du temps et de l’espace. ..
Le travail du romancier consiste à donner vie au temps, il consiste aussi à animer l’espace…
La compréhension du romancier est temporelle, plutôt que spatiale ou picturale. Son moyen d’expression est un sens restitué du temps- le temps vécu comme une arène de lutte, de conflit ou de choix. Toutes les histoires parlent de batailles, de luttes, d’une sorte ou d’une autre, qui se terminent en victoire ou défaite. Tout avance vers une fin qui donne à contrôle le dénouement..
Le plaisir de la fiction est précisément qu’elle avance vers une fin. Et une fin satisfaisante est une fin qui exclut. Tout ce qui ne parvient pas à se connecter au schéma final d’illumination, l’auteur peut penser qu’il n’y a aucun inconvénient à l’oublier.
Un roman est un monde avec des frontières. Pour qu’il y ait complétude, unité, cohérence, il faut qu’il y ait des frontières… Nous pourrions décrire la fin de l’histoire comme le point de convergence magique de visions préparatoires instables: une position fixe à partir de laquelle le lecteur voit combien des choses initialement si disparates vont au bout du compte bien ensemble.



Tous ces extraits de ce dernier chapitre , car c’est aussi un de ceux qui m’ont le plus intéressée, il y a chez Susan Sontag une grande volonté d’être claire, elle recommence ses explications plusieurs fois, et c’est quelque chose que j’apprécie , voire même qui m’émeut. L’intensité qu’elle met dans tout ce qu’elle écrit. Le sérieux du choix de chaque mot. La passion de ses quêtes intellectuelles. On sent une lectrice - et un être humain- tellement passionnée..

Il y a trois parties dans ce livre, la première qu’elle a elle-même intitulé Transmettre commence par un texte intitulé "De la beauté"

La beauté fait partie de l’histoire de l’idéalisation, qui fait elle-même partie de l’histoire de la consolation

Et notre besoin de consolation est impossible à rassasier, comme le dit Stig Dagerman..

Texte suivi par des introductions à quelques œuvres littéraires.
La deuxième partie est constituée de textes plus politiques, en réaction aux évènements du 11 septembre 2001, d’une part, puis des photos d’Abou Ghraib d’autre part.

Et enfin dans la troisième partie sont rassemblés des textes écrits en remerciement de prix reçus, ce sont plus des discours. Mais chacun est l’occasion d’explorer un peu plus un thème bien précis.

Et pourquoi ce titre français, Garder le sens mais altérer la forme, qui n'est pas le titre choisi aux Etats-Unis?

Il s’agit d’un extrait d’une lettre de St Jérôme écrite à Pammachius en 396, dans laquelle il cite Cicéron:

garder le sens mais altérer la forme en adaptant à la fois les métaphores et les mots pour que cela convienne à notre propre langue.

Cité dans un texte intitulé :"Une Inde monde, Conférence de St Jérôme Saint Jérôme de Stridon"- en latin Eusebius Sophronius Hieronymus Stridonensis (vers 340 - 30 septembre 420) surtout connu pour ses traductions en latin de la Bible à partir du grec et de l'hébreu, la Vulgate- St Jérôme, le saint patron des traducteurs .
Texte dédié à W.G. Sebald.

Qui est également passionnant, et un hommage aux traducteurs. Alors, un dernier extrait..

C’est dans la nature même de la littérature, telle que nous la concevons aujourd’hui- et à bon escient, je le crois- que de circuler , pour des raisons diverses et nécessairement impures. La traduction est le système circulatoire des littératures du monde. La traduction littéraire , me semble-t-li, est avant tout une tâche éthique, une tâche qui reflète et double le rôle même de la littérature, qui est d’étendre nos sympathies; d’éduquer le cœur et l’esprit; de créer de l’intériorité; de renforcer et d’approfondir la prise de conscience ( avec toutes les conséquences que cela entraîne) que d’autres peuples, des peuples différents de nous, existent vraiment.