Pourfendeur de nuages
de Russell Banks

critiqué par Jules, le 21 janvier 2001
(Bruxelles - 79 ans)


La note:  étoiles
Un grand souffle épique, un grand livre
Owen Brown est déjà très vieux quand il accepte de raconter l'histoire de sa famille et de son père.
Et il y en a des choses à raconter !
John Brown, son père, est un homme autoritaire, qui ne vit que par la Bible, n’agit qu’en fonction d’elle et ne pense que par elle. Au nom de la Bible, il entraîne toute sa famille dans son combat : la lutte contre l’esclavage. Nous sommes avant la guerre de Sécession.
Il s'installe au Nord, tout près de la frontière canadienne. Là, il crée toute une filière de caches entre le Sud et le Canada, par laquelle les Noirs évadés de leurs plantations pourront transiter pour arriver chez lui. Le Canada et la liberté sont à côté. Pour cela, il passe des mois hors de sa famille, envoie ses fils partout pour l’aider. Il sera aidé par les Mormons, également opposés à l'esclavage pour des raisons religieuses, et même par d'autres blancs.
Cependant, les autorités américaines, encore dominées par l'influence sudiste, voteront une loi par laquelle celui qui aide un Noir devient aussi coupable que lui et risque la confiscation de ses biens. Dès ce moment, tout devient plus difficile et risqué. John Brown n'en a cure et continue de plus belle. Il se sert de ses fils et de sa famille, sans l’ombre d’un scrupule. C'est un autre aspect de sa personnalité : il représente Dieu, et s'opposer à lui, c’est s’opposer à Dieu lui-même !…
Ses fils sont en quelque sorte ses prisonniers !. John Brown, conscient que sa lutte devient quasiment désespérée, se dit que le seul moyen à sa disposition est d'entraîner les Etats du Nord dans une vraie guerre contre le Sud. Pour cela, il mettra toutes ses forces dans la lutte que mène le Kansas pour sa liberté. Il détournera cette lutte en une lutte pour ou contre l'esclavage. Son fils, Owen Brown, commence à douter, car il voit les Blancs s’entretuant, des femmes et des enfants abattus, des récoltes en feu, des territoires entiers ravagés par les flammes et la guerre, et tout cela pour obtenir la liberté de quelques Noirs !. Il a cette pensée : " Car même si nous ne pouvons pas connaître les conséquences ultimes de nos actions et de nos inactions, nous devons néanmoins nous conduire comme si elles avaient des conséquences ultimes.
Des batailles feront rage entre esclavagistes et antiesclavagistes du Kansas et le gouvernement devra finir par s'en mêler… Quant à John Brown et sa famille, il vous reste à découvrir comment elle sortira de cette aventure.
Ce roman est superbe ! Russell Banks nous montre bien la folle opiniâtreté et l’orgueil de cet homme rigide, qui se croit investi d’une mission divine. Pour sa cause, il est prêt à tout sacrifier !… Une sorte de terroriste, intégriste, de son époque ?… Pourquoi pas ? La question mérite d'être posée… Quant au narrateur, Owen Brown, il est bien plus près des réalités et, s’il subit l'influence du père, il n'en réfléchit pas moins pour autant. Un grand roman, une grande cause, mais aussi une grande étude psychologique de personnages hors du commun.
Mon père, ce héros ... fanatique 10 étoiles

Au début du 20ème siècle, Owen, éleveur de mouton solitaire de Californie, raconte sa vie et les aventures qu'il a vécu avec son père, John Brown, héros abolitionniste américain, personnage mythique comme Davy Crockett ou Buffalo Bill.
Dans une ambiance à la « Petite maison dans la prairie », Owen a grandi dans une ferme avec ses nombreux frères et soeurs, sous la coupe sévère, pieuse et puritaine du «Vieux», père tout puissant.
Cet entreprenant pionnier du far west, toujours en train de développer des affaires spéculatives, a fini par se ruiner.
Inflexible, mais juste avec les siens, tolérant avec les autres ; seul l'esclavage, « commerce de Satan » le met hors de lui.
Il fréquente donc les milieux abolitionnistes d'avant la guerre de Sécession et participe avec ses fils au « train souterrain », réseau d'évasion des esclaves en fuite vers le Canada.
Au milieu des années 1850, éclatent au Kansas des tensions entre abolitionnistes (les free soilers) et esclavagistes (les border ruffians). La famille Brown se retrouve sur place au coeur du conflit.
Owen et son père vont alors franchir le pas qui sépare l'idéalisme et l'exaltation de la violence et du fanatisme...

Russel Banks est un conteur extraordinaire, qui sait écrire avec un style agréable et fluide des pavés de 800 pages, en digne héritier de John Steinbeck et des grands romanciers du 19ème siècle. Certes, comme ses illustres prédécesseurs, il s'abandonne parfois à quelques longueurs. Mais toute médaille a son revers ...

« Pourfendeur de nuages » peut être comparé aux « Confessions de Nat Turner » de William Styron, écrit 30 ans auparavant. Même contexte historique, même typologie de personnage où la ferveur religieuse, la frustration et les idéaux engendrent un fanatisme meurtrier. Même fin tragique et même impact de l'histoire sur une société démocratique minée par l'esclavage qui va exploser lors de la guerre de Sécession.

Russel Banks se positionne bien comme l'héritier de l'auteur du « Choix de Sophie ». Ses romans sont puissants, prenants et bien écrits. « Pourfendeur de nuages » décortique avec maestria les ressorts de la violence politique et religieuse tout en nous faisant découvrir une part de l'histoire de l'Amérique.

A lire sans avoir peur du nombre de pages

Poignant - Poitiers - 57 ans - 4 janvier 2011


Un combat pour une vie digne 7 étoiles

En retraçant l'existence de John Brown, un homme déterminé à terrasser l'un des maux les plus abjects de l'histoire de l'(in)humanité, Russell Banks nous livre un récit absolument édifiant.

Confession tardive d'un vieil homme écrasé par le souvenir d'un père trop grand pour les membres de sa famille, pour une jeune démocratie qui a prématurément rompu avec ses valeurs de liberté et d'égalité et pour ses semblables en retard d'une cause juste à défendre. Ce récit devient tour à tour une chronique familiale, un ouvrage d'histoire, une réflexion sur le sens de la vie et l'enseignement religieux, l'étude psychologique d'un personnage hors du commun, luttant pour façonner son existence à l'aune de ses convictions, un examen attentif des rapports difficiles et douloureux qu'entretiennent des individus que tout sépare.

Banks est indéniablement un auteur très doué, passé maître dans la manière d'insuffler à ses personnages force et vitalité. Doté d'une capacité de perception exceptionnelle, il analyse avec minutie le moindre des phénomènes, de son origine jusqu'à ses effets. Sur son métier à tisser des histoires, il développe avec une intelligence rare et beaucoup de talent des thèmes universels.

Au fil de ce récit, les différents thèmes abordés composent un vaste tableau qui nous permet de suivre pas à pas le parcours de John Brown et de sa famille. L'auteur s'est attaché à introduire beaucoup d'informations – familiale, sociale, politique, philosophique, culturelle, religieux, etc. – dans le but évident de nous aider à mieux appréhender le contexte de l'époque, ainsi que les motivations et les méthodes parfois divergentes des abolitionnistes, mais tout cela aboutit malheureusement à rendre son œuvre trop pesante et parfois confuse. Car si tout est bien dit, bien écrit, il n'en demeure pas moins que le thème principal du roman s'en trouve brouillé à plusieurs reprises, au point qu'il m'est arrivé parfois de perdre le fil du récit. En développant trop longuement les divers aspects et péripéties de la vie de la famille Brown, l'auteur a généré une complexité quelque peu inextricable.

Cet ouvrage, qui demeure d'un intérêt évident, malgré la pesanteur du style narratif employé, est à la fois un virulent réquisitoire contre l'esclavage et un plaidoyer en faveur du genre humain, en ce qu'il a de plus magnifique, aussi longtemps qu'il y aura en son sein des représentants dignes d'elle.

Heyrike - Eure - 56 ans - 30 mai 2006


Pourfendre les nuages, traverser les apparences 9 étoiles

"Ce livre est une oeuvre d'imagination. Même si quelques-uns des personnages et des incidents décrits ici peuvent se trouver dans des ouvrages qui traitent de la vie et de l'époque du célèbre abolitionniste John Brown, ils ont été modifiés et retravaillés par l'auteur pour les seuls besoins du développement narratif. Ces personnages et ces incidents ont beau ressembler à des personnes réelles et à des événements connus, ils restent produits par l'imagination de l'auteur. Par conséquent, ce livre devrait être lu uniquement comme une oeuvre de fiction et non comme une version ou une interprétation de l'histoire."

Certes, il est de bon ton que l'auteur d'un roman inspiré d'un personnage historique place dans son livre un avertissement signalant au lecteur son caractère fictif. Mais il est inhabituel de trouver cet avertissement bien en évidence au début du livre et de le voir formulé dans des termes aussi catégoriques... Il est donc manifeste que Russell Banks n'a pas voulu écrire une biographie de John Brown, personnage mythique de l'histoire américaine, militant abolitionniste célèbre pour son recours à l'action violente qui lui valut de finir pendu au bout d'une corde, peu avant le début de la guerre de Sécession. Il est bon de garder cela à l'esprit au cours de la lecture et de ne pas chercher dans ce livre une exactitude factuelle à laquelle son auteur ne prétend pas. Mais ceci dit, ce "Pourfendeur de nuages" me paraît profondément juste et vrai, sur le plan humain et psychologique, si ce n'est d'un point de vue historique.

Russell Banks a choisi ici de donner la parole au troisième fils de John Brown, Owen, qui fut le compagnon et en quelque sorte le lieutenant de son père tout au long de ses années de lutte contre l'esclavage. Le "Pourfendeur de nuages" se présente donc comme un témoignage de première main, rédigé par Owen Brown quarante ans après la mort de son père à la demande d'un historien qui avait entrepris d'écrire sa biographie: un portrait intime d'un homme qui s'est engagé pour une cause juste... Jusqu'à tuer pour elle. Jusqu'à mourir pour elle. Etait-il un idéaliste, dépassé par les événements? Un fanatique? Un fou? Telles sont les questions que Russell Banks pose dans son livre avec une acuité particulière. Le récit d'Owen nous donne en effet l'occasion de percevoir de l'intérieur les mécanismes de pensée d'un tel homme, et les mécanismes de son ascendant sur ses compagnons. Récit souvent paradoxal qui nous dépeint John Brown comme un fermier et homme d'affaire avisé et profondément honnête pour nous le présenter l'instant d'après comme un spéculateur malheureux, qui s'obstine à prendre ses rêves pour des réalités, contre le plus élémentaire bon sens, ou encore un père tendre et attentif qui n'hésite pas à fouetter impitoyablement ses enfants pris en faute, traitant un cheval rétif avec infiniment plus de douceur... Si bien qu'il semble que le récit d'Owen Brown nous décrit John Brown tel qu'il voulait être, tel qu'il voulait être perçu par sa famille et ses proches, et par la bande, qu'il nous le montre aussi tel qu'il était: un homme prisonnier de ses fantasmes et de ses grandes théories, autoritaire et beau parleur, voire manipulateur... Peu importe que cet homme ne soit pas le vrai John Brown, le personnage historique, et que le narrateur ne soit pas lui non plus le véritable Owen Brown. Seule compte la réflexion que Russell Banks parvient ainsi à susciter sur l'engagement politique, social, religieux (John Brown était un Presbytérien fervent, de ceux qui prennent à la lettre l'observance du repos du Seigneur et le commandement "Croissez et multipliez") d'une part, le fanatisme et le terrorisme d'autre part, ainsi que sur la frontière apparemment ténue qui les sépare.

Le "Pourfendeur de nuages" est un roman dense et touffu, aussi monumental que la montagne qui lui prête son nom - le Mont Tahawus -, et il est impossible d'en donner ici un aperçu complet. Il faudrait pour cela évoquer aussi la question raciale, une question cruciale pour la société américaine et dont Russell Banks parvient à restituer ici toute la complexité, toutes les ambiguïtés, comme peu d'autres auteurs américains sont parvenus à le faire. Et il faudrait aussi insister sur son extraordinaire talent à disparaître derrière ses personnages et les narrateurs de ses romans, un don de caméléon qui lui fait retrouver ici le ton et la langue d'un puritain du début du XIXème siècle, à des lieues des petits délinquants contemporains de "Sous le règne de Bone". Je me contenterai de conclure en vous disant que ce roman, que je viens de relire et qui m'avait déjà beaucoup impressionnée lors de ma première lecture en 1998, vient de me révéler de nouvelles richesses. Comme s'il avait "grandi" en même temps que moi. Ce qui, je crois, est le propre des grandes oeuvres. Et des grands auteurs.


P.S. Une toute petite rectification à la critique de Jules: Ce sont surtout les quakers, anti-esclavagistes et pacifistes convaincus, qui sont venus en aide à John Brown, notamment par leur participation active au "Underground Railway", réseau de caches et de chemins peu fréquentés élaboré pour permettre aux esclaves fugitifs de gagner le Canada...

Fee carabine - - 49 ans - 12 janvier 2006