...née Pélagie D.
de Françoise Houdart

critiqué par Lucien, le 22 mai 2003
( - 68 ans)


La note:  étoiles
La grande traversée
Dans ce cinquième roman, Françoise Houdart poursuit avec honnêteté et profondeur son exploration de la vie, de la femme, de l'écriture. « Je ne suis peut-être pas très imaginative, mais je suis très observatrice. Je ne fais qu’emprunter. Mais ce que j'emprunte, je le transforme. Ce sont de vrais détails, mais qui s’inscrivent dans une fiction. » Ainsi pour Pélagie : la vieille dame. La vieille dont le portrait s'est construit par petites touches, par emprunts épars aux dames de l’entourage de l'auteur : sa mère, sa grand-mère, la mère adoptive de son mari. Françoise elle-même qui, bien que beaucoup plus jeune, a connu un peu de ce qu'a ressenti son héroïne, a pris, elle aussi, la malle Ostende-Douvres, a vécu à sa façon la grande traversée. Celle de la Manche, celle de la vie. Celle du Temps.
Pélagie. Mère et mer (son prénom féminin tiré du nom grec de la mer : « pelagos »). Pélagie à qui on a volé son rêve. « On » ? Du latin « hominem », l'homme. Ou plutôt deux hommes : le père d’abord, l'époux ensuite. Le père qui lui interdit, à quinze ans, de revoir ce Maximilien dont les lettres lui chatouillent le coeur, ce premier amour qui est souvent le dernier. Puis ce mari, Oscar Galant, ce galant jamais vraiment aimé, peut-être, qui fait d’elle une femme, en 1944, au terme d’un combat sans gloire tandis que, de l'autre côté du pudique paravent qui sépare les deux lits, retentissent les ronflements du père. A la guerre comme à la guerre… Pélagie aurait voulu être institutrice. Pélagie aurait voulu voir la mer. Pendant cinquante ans d'une vie volée, elle sera Madame Oscar Galant. Une fille, un garçon à élever, puis à voir partir. Et les coups de fil de plus en plus rares. Cela ne remplace pas le nom volé, le temps volé, le rêve volé. La vie gommée. Et puis Oscar tombe malade. Et Pélagie reprend peu à peu possession d'elle-même. D’abord en passant son permis de conduire. A plus de 70 ans ! Ce permis de se conduire elle-même, d’abord. Elle qui signera bientôt, de son nom de jeune fille : « Pélagie Depluvrée ». Quoi de plus vrai, en effet, que ce nom « de jeune fille » qu’elle récupère in extremis comme si on pouvait revenir en arrière, retrouver les bons aiguillages. Son premier acte de bravoure, ou de bravade. Et puis Oscar meurt. De la tête. Une balle. Et Pélagie ose enfin aller la voir, la mer, autrement que sur les cartes postales qu’elle collectionne depuis son enfance. « J’ai osé ». Bravoure ou bravade ? Toute l’action du roman s’inscrit dans cette traversée de quelques heures qui la mènera de l'autre côté. En Angleterre ? Peut-être. Sans doute aussi de l’autre côté du miroir, de l'autre côté d’elle-même, sur la face cachée de son rêve. Là où elle retrouvera, peut-être, Maximilien, l'amour volé ; le temps volé, via cette heure qui lui sera rendue, là-bas, à Douvres, cette heure reprise au temps par la grâce du « décalage » ; la mer volée, surtout, cette mère originelle dont elle se gave, dont elle se saoule dans une apnée de sirène, de méduse. « On ne retrouve jamais un rêve volé ».
« Le temps, on le vit, on le brûle, on le laisse derrière soi comme une traînée de cendres. » « Tic tic tic. Petit bruit de la vie qui cloue chaque seconde tombée dans votre grand herbier. » Il faut l’écouter, le petit bruit de la vie qui coule comme du sable dans les romans de Françoise Houdart. Comme on écouterait, la main en coquille sur l’oreille gauche, remuer au fond de nous la clepsydre du sang…
La vie d'une femme 9 étoiles

Née à Boussu (Hainaut) en 1948, Françoise Houdart est la petite-fille d'un mineur et a passé son enfance au pied des terrils du Borinage. Mariée, mère de trois enfants, elle est traductrice de formation et a ensuite été professeur d'allemand dans l'enseignement supérieur à Mons. Paru en 1996, "...née Pélagie D." est son cinquième roman. Elle a été admise au sein de l'Association des Ecrivains Belges de langue française.

Ce roman très bien écrit se passe à bord du ferry "Prins Filip" entre Ostende et Douvres. C'est la première fois que Pélagie Depluvrée voit la Mer du Nord. Au cours de la traversée, elle rencontre un autre septuagénaire Maximilien Debos dont l'épouse l'a quitté le jour de sa retraite. Pélagie lui raconte sa vie : ses cours de géographie, sa nuit de noces, sa collection de cartes postales de la Mer du Nord, son défunt époux alcoolique Oscar, son inscription à l'Université du Temps Libre, ses enfants Louise et Bernard, son permis de conduire passé à plus de septante ans, sa mémorisation des horaires de train, etc.

J'ai eu l'impression que l'auteur souhaitait rendre hommage à toutes ces femmes des anciennes générations dont le seul horizon était leur vie de mère au foyer à l'ombre de leur époux. Voici un extrait révélateur du livre : "J'en ai toujours eu conscience : j'aurais pu être quelqu'un... Autre chose que Pélagie. J'aurais pu être institutrice! On l'avait dit à mon père. Institutrice... On aurait écrit mon nom, Pélagie Depluvrée, en haut d'un registre de classe, sur la couverture des bulletins des enfants... J'aurais signé de mon nom, le mien, sous la rubrique "La titulaire de classe".... Et rien n'aurait été possible sans cela. Mais je n'ai été que Pélagie, madame Oscar Galant, et ma signature pouvait se résumer à une croix en-dessous de celle d'Oscar, l'époux, titulaire du titre. Rien ne pourra jamais racheter toute la vexation, les petites injustices journalières, le manque à vivre et à gagner".

Cela m'a fait penser à l'histoire de ma grand-mère maternelle qui rêvait d'être puéricultrice. Mais ses parents lui avaient répondu que savoir cuisiner et coudre était suffisants pour une femme au foyer. Elle s'est rattrapée en nous élevant, mon frère et moi, avec beaucoup d'amour, de patience et de tendresse.

La fin du roman de Françoise Houdart m'a un peu déçu. Je m'attendais à un épilogue plus heureux : Pélagie et Maximilien auraient décidé de passer ensemble le reste de leur vie de l'autre côté de la Mer du Nord...

VLEROY - - 45 ans - 6 février 2007