Dans cet ouvrage important, Bertand Matot, journaliste et chercheur indépendant, retrace un épisode très peu connu de l’histoire coloniale française en Asie du Sud-Est : la concession par la Chine, à la fin du XIXe siècle, d’un micro-territoire côtier, Kouang-Tchéou Wan, peuplé de 150 000 habitants, correspondant aujourd’hui à l’actuelle métropole de Zhanjiang dans la province du Guangdong. En 1898, la France, dans le cadre de sa rivalité régionale avec l’Empire britannique, souhaite prendre pied dans le sud de la Chine afin de créer un comptoir marchand susceptible de rivaliser avec le grand port de Hongkong. Elle jette alors son dévolu sur ce qui n’est, à l’époque, qu’une zone de pêche marginale en obligeant un Empire chinois en pleine déliquescence à lui concéder le territoire pour une période de 99 ans.
Après l’écrasement militaire de la résistance des autochtones, le territoire, dont le port principal est rebaptisé Fort Bayard, en hommage au chevalier éponyme, est rattaché administrativement à l’Indochine française voisine. Très vite, l’administration française, au mépris des différentes conventions internationales relatives au contrôle de l’opium, signées entre 1909 et 1925, va comprendre tout le profit qu’elle peut tirer de cette concession en la transformant en un véritable comptoir destiné à alimenter le sud de la Chine en opium où la consommation est forte. Cette politique, qui s’inscrit dans la continuité de la guerre menée sous le Second Empire contre la Chine entre 1856 et 1858, se greffe alors sur des traditions de contrebande locale, animées par les organisations criminelles chinoises, les fameuses Triades, sur fond d’une piraterie alors extrêmement active en mer de Chine méridionale. L’administration coloniale, largement corrompue par les marchands d’opium, va dans un premier temps fermer les yeux sur la contrebande en provenance d’Indochine et du Yunnan, province chinoise, où la culture du pavot est très présente, puis progressivement organiser et légaliser, à partir de 1914, le trafic et l’usage sur le modèle de la Régie indochinoise de l’opium, qui fonctionne à Saigon depuis 1881.
Ainsi, dans les années 1920, le commerce est florissant : « […] Fort Bayard possédait, sur les quais, un entrepôt contenant (officiellement) 500 tonnes d’opium brut et 4 tonnes d’opium raffiné. L’opium brut était vendu par le service de la Régie en caisses à des négociants en gros qui devaient fournir une caution de 10 000 piastres et recevaient une licence gratuite ! Ces négociants en gros revendaient, à leur tour, la drogue à des détaillants. Ces détaillants n’étaient soumis à aucune réglementation particulière, pas plus que n’était réglementée la transformation sur place de cet opium brut en opium fumable. Quant à l’opium raffiné, fumable, provenant de la manufacture de Saigon, il était vendu par la Régie aux consommateurs. Les profits de l’État étaient énormes. » À l’époque, les perspectives économiques offertes par l’opium sont telles que la Banque de l’Indochine ouvre une succursale en 1925 à Fort Bayard et aide par ses prêts bancaires les candidats potentiels à acquérir une licence d’importateur. Plusieurs dizaines de marchands − français mais aussi et surtout chinois − se partagent un marché dont le caractère concurrentiel est largement fictif. L’auteur montre bien en effet que les importateurs chinois ne sont souvent rien d’autre que des prête-noms abritant les activités des Triades, lesquelles ne manquent pas d’arguments pour obliger les récalcitrants à leur céder des licences ou à liquider les concurrents gênants. Cette politique cynique de la France fait toutefois l’objet d’une certaine réprobation. En métropole, où certains parlementaires dénoncent à la Chambre des députés ce lieu de trafic et de « débauche » (la prostitution y est florissante), mais surtout à la Société des Nations qui tente d’interdire l’usage non thérapeutique d’opium. Ces condamnations n’empêcheront pas l’administration de poursuivre l’importation et la vente de cette substance. Dans les années 1930, ce sont près de 60 tonnes en provenance d’Indochine qui arrivent à Fort Bayard, quantités qui se révèlent toutefois insuffisantes, aux dires des autorités locales, pour alimenter la centaine de fumeries locales et une consommation dont la population est estimée à plusieurs dizaines de milliers.
La Seconde Guerre mondiale, avec l’occupation de la concession par le Japon, puis la prise du pouvoir par Mao en 1949 marquant la récupération définitive du territoire par la Chine, mettront un terme à une histoire dont les turpitudes ne sauraient toutefois se résumer aux trafics d’opium. L’auteur met également en évidence l’importance stratégique de Fort Bayard dans la politique française en Asie visant à contenir l’avancée communiste.
Michel Gandilhon - - 62 ans - 11 décembre 2015 |