Conversations avec le sphinx
de Étienne Klein

critiqué par Eric Eliès, le 30 octobre 2012
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Un vibrant hommage, vivant et accessible, à la pensée paradoxale en physique
Ce livre d’Etienne Klein, grand physicien et brillant vulgarisateur qui sait parfaitement captiver son auditoire (j’ai eu la chance de l’écouter en 2011 lors d’une conférence-débat à Issy les Moulineaux), est un vibrant hommage à la pensée paradoxale. Remarquablement bien écrit, il s’appuie sur une vaste culture, à la fois scientifique et philosophique, ainsi que sur une sensibilité qui confère une résonance poétique à certaines interrogations. C'est également une très bonne initiation à la pensée scientifique moderne et aux bouleversements intellectuels qu'elle engendre. Le livre comporte deux parties très distinctes : l’une est consacrée à la pensée scientifique (sa nature [ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas] et son développement historique) ; l’autre présente quelques-uns des grands paradoxes de la science (les jumeaux de Langevin, la dualité onde/corpuscule du photon, le chat de Schrödinger, le paradoxe EPR, etc.).

Dans la première partie, Etienne Klein s’efforce surtout de saper quelques idées reçues sur la pensée scientifique, supposée sèche et sans passion et se développant de manière implacable dans une direction donnée. Or l’histoire de la pensée scientifique est aussi celle des chercheurs et des scientifiques : elle est pleine de rivalités personnelles, de guerres de chapelles, etc. et ne se déploie pas de manière rigoureuse et linéaire. Au contraire, elle se nourrit de l’intuition et de l’imagination des hommes et se développe souvent par ruptures et par remises en cause de ses concepts fondamentaux. La science n’est jamais absolument vraie puisque, par définition épistémologique (cf Karl Popper), une proposition n’est scientifique que si elle est susceptible d’être démentie par l’expérience. Ainsi, elle n’est jamais définitivement établie. L’intérêt de la pensée paradoxale est de révéler, dans une théorie scientifique, les concepts cachés qui peuvent permettre de la réfuter et/ou de l’affiner par dépassement des concepts initiaux. Loin d’être l’aveu d’une faiblesse de la pensée scientifique, le paradoxe est un mécanisme dynamique de la pensée scientifique qui permet son avancée.

Le paradoxe résulte souvent d’un conflit entre les idées communément admises et les concepts implicites d’une théorie. Initialement, le paradoxe était une expérience de pensée (cf les paradoxes des philosophes grecs tel Zénon) visant à concevoir des propositions à la fois fausses et vraies selon le bon sens ou indécidables par le bon sens. D’ailleurs, son étymologie (para / doxa) montre bien que le but du paradoxe est, par la mise en échec du bon sens, d’aller au-delà des idées admises et de démontrer la fausseté d’une assertion en la mettant dans l’impasse. A ce titre, la pensée paradoxale appartient pleinement à la science moderne, qui démontre quotidiennement que l’homme doit se méfier de son bon sens et de ses intuitions car le monde réel est, à bien des égards, incompréhensible et résiste à la raison. C’est l’un des grands enseignements de la théorie quantique, dont les concepts n’ont jamais été réfutés par l’expérience quand bien même ils vont à l’encontre de l’évidence et s’avèrent inintelligibles (Etienne Klein cite Pauli qui confiait, quelques années avant de recevoir le prix Nobel de physique « de toute façon, c’est trop compliqué pour des humains »). La vigueur des paradoxes suscités par la théorie quantique (qui a remis le paradoxe à la mode) n’est pas le symptôme de sa dégénérescence mais, au contraire, un signe de sa vitalité et de la profondeur des remises en cause qu’elle engendre. En fait, proposer un paradoxe est souvent une façon d’amorcer un bouleversement majeur de la pensée.

Les paradoxes présentés par Etienne Klein dans la deuxième partie de l’ouvrage sont révélateurs de ce conflit entre le bon sens et la réalité. Néanmoins, la notion de paradoxe est parfois très relative. Par exemple, le paradoxe des jumeaux de Langevin, qui a suscité des controverses philosophiques sur le temps absolu et le temps relatif de la conscience, n’est pas un paradoxe pour celui qui admet que l’écoulement du temps dans un référentiel est bel et bien fonction de la vitesse du référentiel par rapport à la vitesse de la lumière. C’est étrange mais on peut concevoir que la « réalité » soit ainsi. De même, deux jeunes chercheurs chinois travaillant aux Etats-Unis ont obtenu le prix Nobel simplement en vérifiant que ce qui était admis comme une évidence correspondait bien à une réalité expérimentale : ils ont alors démontré que la conservation de la symétrie P [symétrie de parité qui correspond à une symétrie spatiale (x,y,z) / (-x,-y,-z)] n’était qu’un préjugé du bon sens. En étudiant les résultats des expériences menées, ils ont permis la découverte des brisures de symétrie qui sont les fondements des hypothèses expliquant l’existence de la matière, qui est la conséquence d'une asymétrie matière / antimatière dans les premiers instants de l’univers.

En revanche, il existe des paradoxes métaphysiquement troublants voire inquiétants parce qu’ils vont au-delà de la réfutation d’une « évidence » tenue pour vraie et soulèvent le problème d’une réalité indicible et inintelligible. Il y a celui de la flèche du temps, auquel Etienne Klein a consacré des ouvrages et qu’il évoque brillamment en quelques pages extrêmement profondes, mais il y a aussi et surtout les concepts de la mécanique quantique (dualité onde/corpuscule, indétermination totale de l’état d’un système quantique avant toute mesure de l’état du système ie influence déterminante de l’observation sur le paramètre observé, etc.), qui sont absolument incompréhensibles à l’échelle de l’intelligence humaine. Klein évoque l’attitude d’Einstein, qui a toujours refusé d’admettre certains postulats de la mécanique quantique (cf ses échanges avec Niels Bohr) et soutenait que la théorie était incomplète. Einstein chercha à proposer des paradoxes pour démontrer les contradictions internes de la mécanique quantique, tel le fameux paradoxe EPR (Einstein – Podolsky – Rosen) : selon la mécanique quantique, deux particules séparées mais quantiquement intriquées continuent à inter-réagir (puisque la détermination d’un paramètre sur l’une provoque la détermination de ce même paramètre sur l’autre – ex : valeur du spin) à une distance supposant que les particules échangent des informations à une vitesse supérieure à celle de la lumière. Le paradoxe EPR est une expérience de pensée. Hélas pour Einstein et les limites de l’intelligence humaine, les expériences de laboratoire ont pour l’instant toujours donné raison aux tenants de la mécanique quantique…