L'homme et le sacré
de Roger Caillois

critiqué par Eric Eliès, le 4 juin 2012
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Un essai remarquable sur la nature du sacré et du profane, et sur l'évolution de leurs rapports au sein de la civilisation occidentale.
Ce livre de Roger Caillois fut écrit à l'aube de la 2ème guerre mondiale, alors que le cataclysme d'un conflit majeur devenait chaque jour plus certain. Après une longue analyse du sacré et du profane, Caillois étudie l'évolution historique de la civilisation occidentale, dont la complexité croissante a fragmenté la société tout en érodant la sphère du sacré sous l'effet du rationalisme, et explique la fascination exercée par la guerre par le lien qu'elle entretient avec le sacré. Caillois révèle ainsi les causes profondes de la bellicosité des Etats européens dont la population, notamment dans les pays fascistes, était embrasée par une mystique de la guerre (cf Ernst Junger).

Le livre de Caillois est à la frontière de la philosophie et de la sociologie ; il est également très bien écrit, avec clarté et un style élégant, et contient de nombreux exemples qui aèrent la densité du texte. Je vous propose ci-dessous le résumé détaillé exhaustif que j'avais écrit pour conserver une trace de ma lecture.

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Toute religion repose sur la distinction d’un monde sacré et d’un monde profane, qui se définissent l’un l’autre par opposition mutuelle. Néanmoins, au-delà des particularités propres à chaque système de pensée, le profane apparaît toujours comme le monde de la vie quotidienne et des préoccupations triviales, qui n’ont pas de répercussions à long terme, tandis que le sacré est une qualité stable ou éphémère qui fait des êtres et des objets auxquels elle s’attache les points nodaux où s’incarnent les forces qui régissent l’ordre du monde sans le bouleverser.

Afin de préserver l’équilibre fragile et toujours menacé entre le profane et le sacré, les tabous instituent des barrières qui constituent des défenses absolues de commettre certains actes parce qu’ils pourraient ébranler l’équilibre du monde. De même, tout changement doit être aussitôt compensé, d’après le principe de contrepartie qui sous-tend la notion d’équilibre universel, par des sacrifices qui rétablissent la situation antérieure en annulant le facteur perturbateur (sacrifice du premier-né et des premières récoltes, sacrifiés à la divinité pour pouvoir jouir des suivants). Ce principe permet aussi d’exercer un contrôle sur les forces du monde sacré puisqu’on peut, par des sacrifices et par la pratique de l’ascétisme, les obliger à équilibrer l’acte commis dans le monde profane pour s’assurer de leur concours (ex : tortures et mutilations avant expéditions guerrières pour conjurer les blessures que l’on pourrait recevoir).

Les rites garantissent l’étanchéité des passages entre les deux mondes et distinguent l’entrée dans le sacré et le retour au profane. Les rites d’entrée se caractérisent par des cérémonials longs et complexes, qui s’opposent aux attitudes de la vie quotidienne: veille, inaction, silence, jeûne, abstinence, etc., au contraire des seconds, plus simples, qui traduisent le retour à la vie normale: changements d’habits si on a dû endosser des habits neufs ou consacrés, bain d’emportement...
Le monde sacré est un monde d’énergie agissante qui suscite des réactions ambivalentes, qui vont de l’effroi à la convoitise. Ceci s’explique par l’équivocité de la nature du sacré, qui rassemble le pur et l’impur. On peut grossièrement définir le pur comme l’ensemble des forces de vie et de cohésion, qui régissent et perpétuent l’ordre du monde, et l’impur comme l’ensemble des forces de mort et de dissolution, qui apportent le chaos et l’effervescence. Ces deux notions se recoupent par endroits : le sexe et le sang, tous deux liés à la vie et à la mort, peuvent être tour à tour pur ou impur. Le rite permet de se protéger de la souillure de l’impur, par absorption dans un être saint capable de l’effacer (toucher purificateur du chef) ou par exclusion (expulsion du principe de mort dans les membres de la famille d’un défunt). Dans tous les cas, le porteur d’une impureté n’est jamais mis à mort directement car il est sacré (ex : Antigone, qui est emmurée vivante).

La distinction entre sacré et profane détermine la forme d’une société ainsi que sa conception du monde, qui s’organise toujours, dans ses premiers temps, autour d’une bipartition selon deux principes opposés (de nature à la fois sexuelle, sociale et cosmique) dont la rivalité et la collaboration conservent le monde et la société. La tribu est donc, à l’imitation de la nature, divisée en deux phratries, parfois elles-mêmes réparties en clans correspondant à des tâches fonctionnelles spécialisées. A ces phratries sont associés des totems, toujours animaux, qui divisent le monde des choses par association de qualités entre la chose et l’un des animaux totémiques, définissant ainsi deux séries rattachées aux totems. Chacune des deux moitiés de la société veille au maintien et à l’intégrité de la série à laquelle elle appartient et qu’elle met au service de l’autre phratrie. En effet, comme ce qui est sacré et défendu pour une phratrie est autorisé et profane pour l’autre, l’existence de la tribu repose sur le lien d’interdépendance qui unit les deux phratries qui, dès lors, se complètent et dépendent l’une de l’autre. De plus, la structure sociale de la tribu reproduit exactement l’ordre cosmique et l’insère dans l’équilibre naturel sans le bouleverser. C’est la raison pour laquelle les phratries épousent et enterrent les membres de la phratrie complémentaire. Une relation sexuelle endogame violerait le principe de l’union des contraires sur lequel est fondé l’ordre du monde et pourrait le précipiter dans le chaos.

Le respect des interdits et des devoirs qu’impose la complémentarité des phratries suffit à perpétuer l’ordre universel mais ne le préserve pas de la décrépitude et du pourrissement. Pour conjurer les effets du temps, il faut régulièrement revivifier le monde en le remettant en contact avec les forces qui l’ont créé. C'est le rôle de la fête.

La fête se caractérise par l’excès, l’abondance, le gaspillage et l’infraction des règles de vie quotidienne ; elle constitue une rupture de l’ordre établi et ressuscite le chaos primordial qui existait avant l’avènement des lois et la création du monde. C’est une explosion intermittente qui rythme la vie des sociétés primitives. Célébrée à intervalles réguliers ou lors d'un événement grave (mort du chef ou du roi, bouleversement climatique, etc.) semblant mettre en danger l’existence de la société, la fête s’accompagne de débauches et de licences créatrices, permises par la suspension des règles, ainsi que d’outrances sexuelle et alimentaire sources de fécondité. Parodies et blasphèmes accentuent le retour au chaos ; sexe et rang social sont inversés (un esclave remplace le chef de maison, laïcs et religieux inversent leurs rôles, etc.). La fête permet la recréation du monde, par imitation des gestes des Anciens. En effet, la plupart des mythologies attribuent l’origine du monde à des Dieux ou à des Anciens qui ordonnèrent l'univers pour créer le cosmos, mais celui-ci fut dès le commencement corrompu par la faute de l’un des premiers hommes, qui commit une désobéissance ou une maladresse et introduisit la mort. Des acteurs déguisés, incarnant les Anciens et mimant les actions qui leur permirent de créer le monde, abolissent les dernières barrières : c’est le retour du temps primitif. Les morts reviennent visiter les vivants, qui subissent alors l’attraction d’un monde sans tabou et sans labeur mais connaissent aussi l’effroi d’un monde livré à l’anarchie. Après la régénération du monde et l’initiation des novices vient le rétablissement de l’ordre social : les faux rois sont détrônés et parfois mis à mort.

Contrairement aux idées reçues, la fête n’est pas le temps du jeu. En effet, même si le jeu s’apparente au sacré en créant un monde extérieur au profane, il en diffère totalement parce qu’il constitue une activité gratuite qui a sa fin en elle-même. En fait, le jeu représente, pour le profane, l’opposé du sacré, dont il adopte les apparences en le vidant de sa substance et de son contenu mythologique.

Dans les sociétés complexes, la fête constitue un danger pour les structures de l’Etat, qui ne peut s’autoriser de disparaître plusieurs jours ou semaines consécutifs. Une alternance, même espacée, de phases d’atonie et de paroxysme lui serait fatale. La fête s’est transformée en simple arrêt du labeur privé et a donné naissance aux vacances, qui lui ont ôté son caractère sacré. De plus, comme l’élargissement du profane a rétréci la notion de sacré à la simple opposition entre la grâce et le pêché, le sacré s’est émietté et s’est individualisé dans la conscience de chacun. Ce phénomène s’est accentué sous la pression de l’évolution des structures sociales, lorsque la bipartition s’est avérée insuffisante pour régler la vie quotidienne de la tribu. Des clans sont alors apparus, constituant souvent des castes et des confréries, et ont entraîné la déliquescence de certaines valeurs, notamment celles liées à la coopération des phratries, remplacées par des notions de concurrence et de lutte pour le pouvoir, qui prenaient parfois l’apparence des anciennes coutumes (ex: don et contre-don). Le sacré s’est alors trouvé entre les mains d’une caste ou de son seul chef et le couple roi/peuple a succédé au couple phratrie/phratrie, rejetant le sacré hors du quotidien.

Aujourd’hui, le sacré s’attache à des valeurs personnelles, qui ne sont plus un facteur de cohésion sociale car, lorsqu’il n’a disparu, le sacré est devenu mystique, effusion intime de créature à créateur, et incapable de brasser l’ensemble d’une société. Seule la guerre, désormais, assure dans les sociétés modernes et fortement centralisées autour d’appareils étatiques importants, le rôle de régénération. Ses aspects paroxystique, outrageux et sacrificatoire l’apparentent à la fête antique et l’investissent d’une dimension sacrée, propre à exercer sur les âmes une fascination profonde et durable, telle que l’illustrent les récits de combattants qui assimilent la guerre à une fête noire, à une initiation à une réalité supérieure où se manifestent la fascination du brasier et l’horreur d’une lente déchéance.