A l'imparfait de l'objectif
de Robert Doisneau

critiqué par Eric Eliès, le 6 mai 2012
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Le récit, plein d'anecdotes, d'une vie de photographe
Ce petit livre de Robert Doisneau se lit rapidement et très agréablement, grâce à son découpage en courts paragraphes. Il constitue à la fois une autobiographie écrite dans un langage simple et vivant, une présentation de l'art photographique et de son évolution tout au long du XXème siècle, et une galerie de portraits d'artistes, pleines de franchise et de tendresse et d'anecdotes vécues.

C'est un livre plein de joie et dénué de nostalgie. Robert Doisneau sait, en se retournant sur sa vie dont il dresse en quelque sorte le bilan, que la photographie lui a permis de vivre des moments privilégiés, que ce soit dans la rue, dans les usines ou dans l'intimité des ateliers. A l'époque où il est entré en photographie (après des études de gravure et de lithographie !), l'attirail très lourd qu'il transportait lui imposait de s'embusquer, comme un fauve à l'affût, devant des lieux privilégiés dans l'attente d'un moment à saisir, pour son émotion ou sa beauté.
Il est intéressant de noter l'intérêt dont Doisneau témoigne pour les aspects techniques de la photographie (n'hésitant pas à bricoler quand il le faut) et pour les pionniers (qu'il admire) qui ont inventé un art nouveau (longtemps méprisé par rapport aux Beaux-Arts) et fabriqué les appareils dont ils avaient besoin. Pour cette raison, mais aussi pour préserver sa liberté artistique, Doisneau a toujours été un solitaire, même quand il travaillait en commande, et a toujours refusé d'être membre d'un quelconque jury. Paraphrasant Brassens, il écrit (p.37) "sitôt qu'on est plus de quatre, on est une bande de cons".

Une partie très intéressante de ce livre est celle qui raconte les rencontres de Doisneau avec les grands artistes du XXème siècle, qu'il a rencontrés notamment en travaillant pour la revue d'art "Le point" de Pierre Betz (attention : cette revue n'a rien à voir avec le magazine d'informations), à qui il rend un vibrant hommage. Les artistes sont saisis sur le vif, avec verve et drôlerie, et apparaissent dans leur vérité d'homme. Les anecdotes sont souvent surprenantes et Doisneau dévoile les relations particulières qu'il a nouées avec certains de ses "modèles" (ex : Léautaud, qui n'admettait qu'une photo par visite). Picasso a fortement impressionné Doisneau, par son naturel (il l'accueille comme s'il le connaissait depuis toujours, en lui proposant une bière alors que Doissneau vient de pénétrer dans son jardin sans avoir pu s'annoncer) et sa vivacité (notamment pour la célèbre photo où Picasso pose avec des pains en guise de mains); en revanche, Doisneau raconte que Brancusi l'a envoyé promener sitôt que, après avoir été introduit dans son atelier via une amie, il a manifesté le désir de le photographier. Le métier de photographe d'art n'est n'est pas facile : Doisneau raconte ainsi qu'il a endommagé, presque détruit, une grande toile de Fernand Léger qu'il devait photographier et qu'il a voulu déplacer. Léger a accueilli cette nouvelle avec un flegme incroyable !

Mais Doisneau n'a pas photographié que des artistes consacrés : il a beaucoup photographié d'oeuvres méconnues dans de petits musées et a cherché à les mettre en valeur. Doisneau a manifesté un vrai amour pour l'art naïf et pour les créations spontanées d'artistes inconnus, ou d'artistes du quotidien. En fait, c'est la vie, dans son foisonnement et sa vivacité, que Doisneau a cherché à saisir, que ce soit dans les musées ou dans les lieux du quotidien : rues, bistrots, forains, etc, en comptant sur la générosité inconsciente des gens pour lui procurer des sujets... Doisneau a refusé l'académisme (y compris celle du cinéma qui l'a pourtant fasciné comme un rêve inaccessible) et a voulu révéler la beauté et l'exotisme ignorés des gens du quotidien et de l'univers de la banlieue, très loin des canons académiques enseignés à la Villa Médicis, dans laquelle il avait grandi (la banlieue, pas la villa :) ).

Doisneau s'interroge également sur l'impact des images. Il apprécie le nu, même s'il ne l'a pas pratiqué (il n'y a hélas pas beaucoup de femmes qui se promènent nues dans les rues...), mais s'inquiète de la fascination pour les images violentes et macabres. Doisneau a cru, quand il était jeune, que les photos de guerre pourraient dégoûter de la guerre : il n'y croit plus mais comprend que les jeunes hommes d'aujourd'hui aient la même ambition illusoire et veuillent être reporters. En revanche, en fréquentant les séminaires et les colloques, il s'étonne de la fascination de nombreuses jeunes femmes photographes pour la violence, brutale et sanglante...