Discours sur les sciences et les arts
de Jean-Jacques Rousseau

critiqué par Oburoni, le 30 mars 2012
(Waltham Cross - 41 ans)


La note:  étoiles
La science et les arts comme fruits de nos vices
Moins connu que le "Discours sur l'inégalité" et le "Contrat social" qui en découlera, le "Discours sur les sciences et les arts" de Rousseau est pourtant une oeuvre tout aussi intéressante. Publié en 1750 il s'agit de son premier essai philosophique et, répondant ici aussi -comme pour le "Discours sur l'inégalité"- à une question proposée par l'Académie de Dijon (à savoir si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs) il jette les bases de sa pensée, une vision de la société et de ses conséquences corruptrice de l'homme naturellement bon.

Il n'y mâche pas ses mots :

"L'astronomie est née de la superstition; l'éloquence, de l'ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge; la géométrie, de l'avarice; la physique, d'une vaine curiosité; toutes, et la morale même, de l'orgueil (...) Que ferions-nous des arts, sans le luxe qui les nourrit ? Sans les injustices des hommes, à quoi servirait la jurisprudence ? Que deviendrait l'histoire s'il n'y avait ni guerre, ni tyrans, ni conspirateurs ?"

Pour lui les sciences et les arts sont donc nés de nos vices. Pire : une société qui les glorifie ne peut que sombrer dans le luxe et l'oisiveté. Il n'y a qu'à penser aux salons où se réunissent les intellectuels de son temps et qu'il méprise tant pour voir où il veut en venir. Á leur pomposité il en profite pour opposer les vertus par exemple des Spartiates... Son discours n'est en effet pas sans failles et, sans nier l'importance des arts et des sciences (et encore moins défendre le retour à un état de nature où régnait l'ignorance !) il prêche une forme d'élitisme pour le moins étrange : pour lui de telles activités intellectuelles et artistiques devraient être réservées à ceux-la seuls qui sont vertueux. Sachant que lui-même s'adonnait à la musique, la littérature, la philosophie ou encore la botanique on peut se demander ce qu'il entend par "vertueux"...

Il est bien sûr facile de caricaturer ce Discours, et des lettres où il répond à diverses critiques l'accompagnent et viennent d'ailleurs utilement l'éclairer. Pourtant si Rousseau qualifiera plus tard cet essai, qui lui valut une notoriété naissante et le premier prix de l'Académie de Dijon de "tout au plus médiocre", il me semble que les failles reposent dans la question même plutôt que dans sa réponse. "Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les moeurs ?" laisse en effet sous-tendre un scientisme typique des Lumières. Saluons Rousseau pour, au moins, ne pas sombrer dans un tel piège.
« on n’a jamais ouï dire qu’un peintre qui expose en public un tableau soit obligé de visiter les yeux des spectateurs, et de fournir des lunettes à tous ceux qui en ont besoin. » 8 étoiles

La question posée par l’Académie de Dijon et sur laquelle Rousseau est tombé un peu par hasard (selon ses écrits autobiographiques et les historiens) est la suivante :
« Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. »

Rousseau y répond en peu de mots. Heureusement, l’édition en livre électronique que j’ai lu est agrémentée de lettres envoyées par Rousseau à certaines des personnes qui ont critiqué son discours, et dans lesquelles il reprécise sa pensée, sa thèse, et légèrement son argumentaire (celui-ci étant plutôt léger je trouve, on a plutôt l’impression qu’il affirme sans démontrer dans son discours). Dans ces lettres, il prend un peu plus le temps d’illustrer ses propos et de s’appuyer sur des faits historiques. Il y précise que son discours n’est pas fait pour être accessible à tous, avec cette analogie sympathique : « (…) on n’a jamais ouï dire qu’un peintre qui expose en public un tableau soit obligé de visiter les yeux des spectateurs, et de fournir des lunettes à tous ceux qui en ont besoin. ».

Il est très difficile pour moi de replacer ce discours dans son contexte. Rousseau ne définit pas ce que l’Académie ou lui-même entendent par « art » et « sciences » (et par exemple ce qui les distingue de la philosophie), et même « mœurs ». En fait, on a l’impression qu’il parle plutôt des dérives et des erreurs des sciences (qui dans ce cas sont souvent des pseudo-sciences), comme il en existe en philosophie, sauf que celles-ci, il ne les évoque pas. Ce ne serait donc pas la science, la méthode scientifique qui serait néfaste ou défaillante, mais plutôt ce qui en découle, ce que les hommes en font. Il affirme ainsi que « La science est très bonne en soi, cela est évident (…) », mais cela ne ressort absolument pas de son discours. La discipline serait plutôt réservée à une minorité, une élite : « J’ai dit que la science convient à quelques grands génies ; mais qu’elle est toujours nuisible aux peuples qui la cultivent. », la plupart des gens n’étant pas en mesure (de par leur éducation, leur nature ? Rousseau ne se prononce pas là-dessus) de l’employer à bon escient. Il déclare même que lorsque les premières sciences sont apparues dans l’histoire, l’Europe serait retombée dans « la barbarie des premiers âges ».

Ce passage résume bien, ce me semble (formule fétiche de Rousseau), sa position, et la confusion de sens de ce qu’il entend par sciences :

« Mais comment se peut-il faire que les sciences, dont la source est si pure et la fin si louable, engendrent tant d’impiétés, tant d’hérésies, tant d’erreurs, tant de systèmes absurdes, tant de contrariétés, tant d’inepties, tant de satires amères, tant de misérables romans, tant de vers licencieux, tant de livres obscènes ; et dans ceux qui les cultivent, tant d’orgueil, tant d’avarice, tant de malignité, tant de cabales, tant de jalousies, tant de mensonges, tant de noirceurs, tant de calomnies, tant de lâches et honteuses flatteries ? Je disais que c’est parce que la science toute belle, toute sublime qu’elle est, n’est point faite pour l’homme ; qu’il a l’esprit trop borné pour y faire de grands progrès, et trop de passions dans le cœur pour n’en pas faire un mauvais usage ; que c’est assez pour lui de bien étudier ses devoirs, et que chacun a reçu toutes les lumières dont il a besoin pour cette étude. »

Ce discours mais particulièrement les réponses de Rousseau à ses commentateurs critiques, illustrent sa répartie et ses facilités rhétoriques. Par exemple, lorsqu’il justifie la redondance de ses dires, il écrit, en parlant de lui : « Cet homme n’a pas besoin de chercher sans cesse de nouvelles raisons ; c’est une preuve de la solidité des siennes ». Ou alors, il dénigre les propos des autres en leur reprochant justement leur rhétorique : « L’auteur substitue partout les ornements de l’art à la solidité des preuves qu’il promettait en commençant ; et c’est en prodiguant la pompe oratoire dans une réfutation qu’il me reproche à moi de l’avoir employée dans un Discours académique. »

Ce discours est le texte qui a permis à Rousseau de débuter sa carrière d’écrivain. Si l’on intéresse à une partie de son œuvre, telle qu’elle soit, il paraît donc incontournable. Compréhensible, c’est autre chose !

Elya - Savoie - 34 ans - 6 septembre 2013