L'ombre des forêts
de Jean-Pierre Martinet

critiqué par Sissi, le 19 mars 2012
(Besançon - 53 ans)


La note:  étoiles
"Les hommes sont fous de désespoir, mais ils font tout pour le cacher. C'est bien ça l'horreur."
« Malaise », « vertige », « humiliant », « mesquin », « souillé », « douloureuse », « sale » (deux occurrences), « obscénité », « crever là », « irrespirable », « moisies », « honte » (deux occurrences), « mort », « écoeurait », « haut le cœur », « débris », « atroce », « écoeurants », « saleté », « répugnante », « dégoût », « sinistres », obscur ».
Un champ lexical sans équivoque, qui dès le premier chapitre (six petites pages) laisse rapidement entrevoir l’univers sournois et glauque dans lequel le lecteur va se trouver plongé.
Pour qui connaît un peu l’auteur, ce n’est guère une surprise.
La solitude, le dégoût de soi et des autres, l’impossible adéquation au monde, le sentiment d'inutilité, l’hypocrisie des relations et la souffrance perpétuelle à laquelle l’être humain est inexorablement condamné, autant de thèmes (qui se rejoignent tous) que l’on retrouve immanquablement dans les livres de Martinet, en tout cas dans ceux que j’ai lus.

Ses personnages semblent faire partie d’une même et unique famille, famille maudite et pestiférée, composée d’êtres en perdition, immergés dans l’abîme d’un désarroi permanent qui les dévaste entièrement.
Anti-humanistes par excellence, ils n’ont aucun égard ni aucune complaisance envers leurs semblables, et plus encore qu’être résignés à n’en rien attendre, ils s’évertuent à s’en protéger.
Quand l’autre est perçu comme un péril, et non comme un refuge.
Après Madame Krühl et son soliloque infernal de « La somnolence », le maléfique mais poignant « Jérôme », « le monstre sacrilège qui saccage tout sur son passage » (Alfred Eibel, postface), « L’ombre des forêts » semble clore la trilogie et reste dans la même veine.

Est-ce à dire que Martinet tombe dans le redondance et la répétition ?
Pas du tout.
Car même s’il ne cesse au fond d’exprimer la même chose au fil de ses livres, il le fait de manière différente à chaque fois.
Soliloque et un personnage prépondérant dans l’un, monologue intérieur et dialogues avec un personnage principal et des personnages secondaires dans l’autre, le schéma est encore différent ici.
Avec un accent mis, au delà de la souffrance engendrée par la solitude, sur la quête d’identité.

Rose Poussière. Monsieur. Céleste.
Trois personnages aux noms énigmatiques et vaporeux, sans véritable ancrage dans la réalité. Trois personnes qui ne font que se croiser, tels des fantômes, sans jamais se rencontrer vraiment. Et sans jamais se parler, sans jamais communiquer, parce que se comprendre est impossible.
Tout ça dans une atmosphère apocalyptique où la menace de l’implosion et du drame guette à chaque coin de page.
Enfermés dans leur mal être, ils ont renoncé à tout, et surtout à eux-mêmes. Et ne savent plus très bien qui ils sont.
Céleste ne pense-t-elle pas : « Mais moi, je suis toujours là, et je n’ai pas gâché ma vie, moi. Je, c’est à dire moi ?
Moi ? »

Martinet joue beaucoup avec les personnes de ces personnes qui ne sont à leurs propres yeux personne.
L’alternance du « je »/ « il/elle », parfois même en plein milieu de chapitre confère au livre un univers dérangeant par le travail nécessaire d’identification des protagonistes, et en cela il met en évidence le flou identitaire des personnages.
Les dialogues de sourds, les discussions à double sens, les paroles et pensées croisées montrent à quel point ces êtres sont transparents et incompréhensibles face aux autres (le chapitre 29 est fantastique à cet égard.)

Une très belle corrélation entre ce que l’auteur a écrit après avoir voulu écrire :
« J’ai essayé de peindre dans ce livre, dit Martinet, des êtres au bout du rouleau, des infirmes du sentiment prisonniers de leur enfer intime, et quitte faute de pouvoir échanger des caresses en sont réduits à s’échanger des coups. »

C’est exactement ça. Des handicapés de la parole qui s’égratignent et se blessent, par le silence ou par la violence.