Les circonstances dans lesquelles on lit ce livre ont une importance indéniable sur ce qu’on peut en retirer et sur le jugement qu’on va porter sur lui. C’est le cas de tous les livres, me direz-vous, mais celui-là sans doute plus qu’un autre.
Blue boy ne s’y trompe pas, raconte à quelle occasion il l’a lu (après être allé à Lisbonne, du coup il a été déçu de ne pas retrouver à la lecture les sensations qu’il avait éprouvées là bas), et avant même de lire sa critique j’avais l’intention de faire la même chose, parce qu’un livre de circonstance s’accompagne forcément de circonstances.
Alors voici les miennes, voici l’histoire de ma lecture :
Contrairement à Blue Boy, j’ai lu ce livre avant d’aller à Lisbonne. Je l’ai commencé en France, je l’ai poursuivi le lendemain en Espagne, et je l’ai terminé dans un petit village du Portugal, au son du fado, en dégustant un verre de vinho verde, avec sous les yeux un citronnier que j’allais dévaliser à loisir, dans l’oreille le bruit de l’océan au loin, et la perspective d’aller, la semaine suivante, passer une ou deux (ce sera finalement deux) journée(s) à Lisbonne. Alors, forcément…
Et il m’a donné hâte, ce livre, oui j’avais hâte de voir la Praça do Comercio (Place du commerce), d’arpenter l’Avenida da Liberdade (l’Avenue de la Liberté) jusqu’à la Place du Marquis de Pombal, hâte de contempler la ville depuis les miradors, hâte de grimper la Tour de Belém, hâte de voir toutes ces églises (ou du moins quelques unes), d’aller dans les quartiers de la Baixa (ville basse), j’avais envie de courir au Monastero dos Jéronimos (Monastère des Ermites de l’ordre de Saint-Jérôme, les Hiéronymites) enfin bref, je me suis refusé à regarder le plan en fin d’ouvrage pour éviter d’incessants va-et-vient, je n’ai regardé quasiment aucune image ailleurs, mais j’avais d’ores et déjà une espèce de vision de cette ville, avec son marbre, ses nombreuses statues, ses châteaux, ses rues qui grimpent, ses grandes places et ses jardins.
Alors j’étais encore plus pressée d’aller vérifier si cette ville correspondait à l’idée que je m’en étais faite à travers les yeux de celui qui l’avait tant aimée. Forcément.
« Sur sept collines qui sont autant de points d’observation d’où on peut contempler de magnifiques panoramas, s’éparpille, vaste, irrégulière et multicolore, la masse de maisons qui constitue Lisbonne […] Les dômes, les monuments, les vieux châteaux font saillie au-dessus du fouillis de maisons et semblent être les lointains hérauts de ce séjour délicieux, de cette région bénie. »
Et tandis que le bateau progressait langoureusement sur le Tage, et que se profilait au loin, puis de plus en plus près, la ville aux sept collines, je ne cessais de penser (presque malgré moi !) à Pessoa. Comment de toute façon l’oublier, tant il est l’âme de cet endroit ? Comment ne pas penser à lui lorsqu’on croise un bateau à son nom, lorsqu’en sortant du métro station Baixa-Chiado on tombe nez à nez avec lui, statufié et attablé pour l’éternité au café A Brasileira ? Quand, arpentant le cloître de l’Eglise du Monastère de l’ordre de Saint-Jérôme (une splendeur comme j’en ai rarement vu…), on trouve la tombe du célèbre Lisboète ?
Alors je me suis félicitée de l’avoir lu avant tout ça. D'avoir eu un avant goût de ce qui m'attendait, et que cet avant goût ne provienne pas d'un guide, mais d'un écrivain, un écrivain amoureux de l'endroit où je me trouvais.
Forcément!
Forcément ? Tout l’enjeu de la lecture de ce livre réside dans cette question.
Pour qui aller à Lisbonne n’est pas d’actualité ni même une éventuelle perspective, ce livre a-t-il un quelconque intérêt ?
Parce que, il est vrai, il est didactique, linéaire, et il est clair que l’auteur n’a aucunement recherché l’effet de style. Il invite le touriste à le suivre, de rues en rues, décrit les choses de manière assez académique, donne des informations pratiques, distille des faits et anecdotes historiques, se veut le plus rigoureux possible dans ses explications géographiques, et de ce fait ne s’encombre pas d’un débordant sentimentalisme, même si on sent malgré tout, de manière implicite, l'immense amour qu’il portait à sa ville.
Alors « Lisbonne » n’est-il qu’un vieillot et mauvais Guide du routard ?
Pour moi c’est non.
Pessoa, en poète de talent qu’il était, aurait tout à fait pu axer son texte sur les émotions qu’on ressent dans la ville (ce qu’il a fait d’ailleurs à maintes reprises dans d’autres ouvrages).
Il a voulu ici nous proposer une visite guidée de certains quartiers, nous inviter à faire une promenade, nous indiquer les choses incontournables à voir, nous aider à nous déplacer, nous donner des informations diverses, en précurseur des guides touristiques.
Alors oui ça semble désuet, mais toute cette application sincère à être juste et précis dont il fait preuve, la connaissance indéniable qu’il a de tous les moindres recoins de Lisbonne, toute cette fierté qu’on perçoit lorsqu’il loue tel endroit ou tel monument, l’évidente envie de sa part qu’on vienne découvrir sa ville, qu’on vienne « chez lui », la naïveté, presque, de certaines descriptions (je pense à la gare), tout ça m’a touchée et je ne l’ai pas retrouvé dans le Routard.
C’est une oeuvre un peu à part, inclassable, presque insolite.
Je suis très contente de l'avoir lue.
Alors, faut-il lire « Lisbonne » avant d'y être allé, après… ou jamais ?
Difficile de répondre de manière catégorique, parce que ça dépend, une fois encore, des circonstances…
Forcément…
Sissi - Besançon - 54 ans - 6 août 2013 |