Mojo
de Rodolphe (Scénario), Georges Van Linthout (Dessin)

critiqué par Numanuma, le 9 août 2011
(Tours - 50 ans)


La note:  étoiles
Voodoo chile
Le mojo est un élément à part entière de la culture noire américaine. Ses significations sont diverses et variées mais on considère que sa signification originale est proche de charme ou sortilège. Le plus souvent, c’est une sorte de porte-bonheur mais son sens a varié et muté en synonyme d’assurance en ses capacités (avoir un bon mojo), voire en charisme sexuel.
Certes, c’est dans cette dernière acception que le terme a été mis sur le devant de la scène grâce à la série des Austin Powers mais, dans le blues, du plus traditionnel au plus moderne, les sens se mélangent et s’entrecroisent. Le mojo, c’est aussi le destin, la poisse ou la chance, Dieu et le Diable.
Cette BD, Mojo, croisée au détour d’une allée, parue récemment chez Vents d’Ouest en est une très bonne illustration.
Slim est Noir. Il vit dans le Sud ségrégationniste des USA, il est plutôt bel homme, il a du talent à la guitare et au chant et il a du succès auprès des femmes. Et si tout se passe bien, il sera une vedette du blues. Aurait-il un bon mojo ?
Disons-le tout de suite, Slim Whitemoon n’existe pas, n’a jamais existé mais il incarne tant de vies et de destinées qu’il en obtient une légitimité et une réalité qui le rendent vivant.
L’histoire débute à un enterrement et se termine par sa mort. Le Blues, c’est se frotter à la mort et en ressortir plus fort jusqu’à ce qu’elle vous rattrape. Suite au décès de son pote, Slim se tape joyeusement sa veuve puis se met en quête de gloire. Direction Chicago. Je signale ici les planches magnifiques de la Windy City enneigée. Chaque case pourrait être un tableau. La page 31, pleine page, est magnifique de gris et de blanc.
Dans un train de marchandise pris sans ticket, il rencontre un autre candidat à une vie meilleure mais l’arrivée en ville les sépare accidentellement. C’est seul que Slim, qui survit en chantant dans les rues glacées, croise la route de Blind Lemon Jefferson, bluesman aveugle légendaire, réel celui-là, qui lui donne la possibilité de gagner son premier cachet en l’accompagnant à la guitare pour un concert qu’il doit donner le soir même. Pas de chance, Jefferson, qui rentre à pied, meurt de froid de n’avoir pas su retrouver son chemin. Là encore, l’histoire est vraie. Comme le chantera Albert King des années plus tard : sans malchance, je n’aurais pas eu de chance du tout.
D’ailleurs, tout au long de ses aventures, Slim va croiser des figures du blues, Robert Johnson, le plus mythique de tous, y compris. Il va croiser aussi le racisme ordinaire de ces années-là, les lynchages arbitraires et les hôtels pour gens de couleur. Il va aussi connaître la gloire, retomber dans l’anonymat puis retrouver la scène et les projecteurs grâce au British Blues Boom des années 60. Là encore, même si Slim n’existe pas, il incarne plusieurs bluesmen historiques qui ont connu une seconde jeunesse loin de chez eux grâce aux blancs-becs de l’Angleterre prolétaire de l’après guerre. Parmi ces bluesmen, on trouve Muddy Waters, Howlin’ Wolf ou John Lee Hooker. Slim aura droit à une vie plus belle une fois atteint l’âge mûr !
Finalement, quelle que soit la signification qu’on veut bien lui donner, le mojo est à la fois une force positive et une force négative, un yin et yang vaudou qui est parfaitement résumé par ce célèbre « got my mojo working but it just don’t work on you ». Slim aura tout connu, le pire comme le meilleur, il aura vécu sa négritude dans un monde de Blancs qui détestent les Noirs pour finalement être adoré par des Blancs qui ne connaissent rien de l’Amérique et pour qui la couleur de peau est surtout un plus exotique. Adulé, célèbre, il rentre chez lui pour retrouver un terrible anonymat, comme tant d’autres et mourir dans la dèche. Le blues, baby, le blues…