Jérôme : (L'enfance de Jérôme Bauche)
de Jean-Pierre Martinet

critiqué par Stavroguine, le 13 juin 2011
(Paris - 40 ans)


La note:  étoiles
Si grande compassion...
C’est peu dire que Jérôme ne saurait laisser personne indifférent. Finitude, l’éditeur qui a eu la brillante idée, en 2008, de republier ce chef-d’œuvre de transgression indisponible depuis trente ans annonce la couleur dès la quatrième de couverture : le lecteur va devoir choisir son camp. D’un côté, il y aura les détracteurs autant de Martinet que de son improbable Jérôme Bauche, 42 ans, un mètre quatre-vingt-dix et cent cinquante kilos, qui vit chez sa mamame et échange son argent de poche contre les faveurs des collégiennes qu’il tripote dans les toilettes sordides du passage Nastenka ; de l’autre, ceux qui, comme Jérôme, ne pourront refréner un fou rire lorsque Monsieur Cloret leur confiera qu’il ne ressent plus aucune haine vis-à-vis des merlans dont une arrête plantée par l’un d’entre eux au travers de la gorge de son fils Ferdinand lui a causé la plus grande peine du monde, et qui sauront voir, derrière le scandale, quelque chose de beau et quelque chose de vrai. Si les seconds seront sans doute choqués, eux aussi, lorsque Jérôme les entraînera dans les sombres galeries souterraines du passage Nastenka, il faut espérer que les premiers aussi sauront reconnaître à l’œuvre des qualités qui dépassent de loin la simple provocation morbide. Car ce n’est pas pour rien que Dante, Dostoïevski, Céline ou Joyce sont évoqués : leur influence est omniprésente dans le texte.

Jérôme, c’est avant tout une bonne claque de misère humaine – de misère et d’humanité –, une plongée dans ce que l’homme compte tout à la fois de plus laid et de plus beau, à l’image de ce qui constitue le thème principal du roman, ce diptyque amour-mort cher aussi à Georges Bataille. Ainsi, tel un Orphée obèse et faussement idiot, par amour pour Paulina Semolionova, une adolescente de quinze ans, Jérôme Bauche descend dans les enfers d’un Paris devenu faubourg de Saint-Pétersbourg, exhalant une odeur nauséabonde de mort et de vice qui provient tout droit des marais sur lesquels la ville a été construite.

Dans son voyage en quête d’amour et d’humiliation, Jérôme brandit son mal-être comme un étendard : « Aucune de vous ne peut savoir ce que c’est d’être Jérôme Bauche, aucune, même la plus généreuse, la plus intelligente, la plus subtile, bande d’andouilles, aucune ne le saura jamais et je traînerai jusqu’à ma mort ce nom idiot, anonyme, cette carapace inutile avec ses fonctions répugnantes, manger, boire, dormir, pipi, caca, branlette, quatre fois plus lourd que Polly, sans la moindre grâce, une tortue géante que des marins ivres se sont amusés à mettre sur le dos et qui remue en vain ses grosses pattes squameuses, une chose bizarre, pas morte, pas vivante, engluée dans le mépris gentil des gens qu’on appelle normaux comme dans un crachat gigantesque ». Le sentiment est encouragé par sa mère, sorte de machine à tricoter des chandails en mohair et à boire du Ricard, qui n’hésite pas à traiter son fils de « rinçure de bidet » et à se demander comment deux êtres aussi beaux qu’elle et son défunt mari ont pu mettre au monde un avorton pareil à Jérôme Bauche, dont le nom lui-même semble se faire rencontrer le beau et le moche. Ce sera d’ailleurs le lot pour chacun des personnages croisés par Jérôme au cours de son périple. Sa mamame, donc, Marie-Louise Bauche, née Coudrot, qui ne s’explique la naissance de son fils que par une visite du juif Süss dans son sommeil et qui regrette de ne pas avoir serré les cuisses assez fort pour avoir étouffé son fils dans son utérus affichera une grandeur d’âme insoupçonnée après s’être livré durant plusieurs pages à l’antisémitisme le plus crasse et aux obscénités les plus malsaines. Plus loin, ce sera Bérénice, une pute amputée d’un sein, qui dévoilera son grand cœur au milieu d’un écrin de merde et de vice, précisant que si elle n’avait pas été putain, elle aurait été communiste.

Ainsi, Jérôme erre parmi les damnés et déshérités. En recherche d’absolu – Paulina, belle, à la pureté juvénile et de bonne famille –, Jérôme ne rencontre que le grotesque et la dérision – Paulina, la petite baiseuse du collège Semivolsky que Jérôme imagine en train de se faire peloter par « Albert Godaille, Georges Montanet, Richard Holbrande, Michel Tarmude-Sansinot », et même aussi par « Gisèle Fafrule, Annie Tardivet, Geneviève Gondronax-Petitjean et Jeannette Marnon », par le monde entier sauf lui, ce qui suscite sa haine et sa folie (« MOI NON. Avec ces six lettres, je pourrais mettre le feu à la terre entière »). L’amour-mort, toujours. Le grotesque et la dérision aussi, et même le pathétique, à l’image des autres personnages que Jérôme, devenu Dante, croise durant sa traversée des Enfers : Dussandre, son ancien professeur de lettres devenu champion de flipper et mort en sursis ; Sobakévitch qui, tel un Tchitchikov dans Les Âmes mortes, brandit des registres remplis de morts et professe : « des vivants, j’en suis sûr, vous n’en avez pas beaucoup rencontrés. Vous en rencontrerez de moins en moins ».

En effet, si à mesure que l’on progresse, les morts semblent être de plus en plus nombreux à émerger des marais parisiano-pétersbourgeois dans lesquels la ville s’enfonce pour se mêler aux vivants, c’est que Jérôme, incapable de supporter plus longtemps « la beauté [qui] ne procure qu’un intense sentiment de souffrance à ceux qui en sont exclus », a voulu se « suicider de la manière la plus horrible qui soit : sans mourir vraiment ». Plutôt que de descendre aux Enfers, c’est donc le peuple des Enfers qui monte à lui.

Finalement, tout Jérôme se pose dans son premier chapitre. Devant l’inégalité face au bonheur, ceux qui en sont privés sont condamnés à accepter une condition débilisante ou à vivre avec leurs obsessions mortifères, quitte à ce qu'elles les mènent tout droit aux pissotières du passage Nastenka, où les choses les plus horribles se produisent. Jérôme Bauche a fait son choix. Au lecteur, maintenant, de faire le sien.
« Si grande compassion, Jérôme. » 8 étoiles

Un livre trop, trop gros, trop touffu, trop verbeux, trop monolithique, pas assez aéré, étouffant, envahissant, mais un livre qui ne serait pas ce livre à part, exceptionnel dans son écriture, dans sa fascination, dans sa magie, s’il était autrement. Une avalanche verbale allant jusqu’à l’invention de mots qui ne figurent dans aucun dictionnaire, un flot de mots mais pas un flot tumultueux comme un torrent, un flot envahissant comme le Nil quand il noie la plaine égyptienne, un flot de boue qui recouvre tout sur son passage.

Jérôme, Jérôme Bauche, géant quadragénaire et adipeux, d’un quintal et demi, mal sorti de l’adolescence, toujours dans les jupes de Mamame, sa mère, qui essaie de lui trouver un travail pour le tirer de sa solitude, de ses bandes dessinées pour adolescents, de sa goinfrerie et de ses obsessions sexuelles pour les filles très jeunes, trop jeunes, et surtout de sa fascination pour Polly l’archétype de ces petites collégiennes qu’il séduit avec de l’argent. Polly la fille idéale mais polissonne qu’il a construite dans son esprit déséquilibré et qu’il poursuit sans cesse à travers Paris, dans la banlieue de Saint-Pétersbourg, pour assouvir ses instincts sexuels et son amour passionnel.

Il étrangle le fabricant de fleurs en papier appelé par sa mère pour lui procurer un travail et, après une altercation d’une violence verbale inouïe, Mamame est foudroyée par une crise cardiaque, il commence alors une longue errance à travers Paris pour retrouver sa Polly. Mais il ne rencontre que des personnages abjects, habités par le vice et la méchanceté ; composant une société sordide qui est encore plus répugnante que le héros lui-même. « Je me sentais vivant maintenant, plus vivant que ces fantômes blafards qui se rendaient au boulot sans même penser à se révolter. »

Un texte écrit à la première personne qui réussit bien à mettre le lecteur dans la peau de ce quintal et demi de chair molle qui refuse la vie de ces « fantômes blafards » car, pensait-il : « J’étais un être supérieur, mais j’étais le seul à le savoir… ». Un texte qui vomit un monde désespéré, souillé, par des pratiques sexuelles dégradantes, dégoûtantes, un monde futile, puéril, comme une partie de billard électrique, qui n’offre aucune possibilité d’espoir. La haine y atteint son paroxysme, la solitude est le lot de chacun, même la transgression est interdite dans cette normalité médiocre. Jérôme ne peut pas évacuer les frustrations qu’il a connues, les persécutions qu’il a subies, la culpabilité qu’il éprouve après avoir poussé sa mère dans l’escalier, les complexes que son poids nourrit, même dans l’humiliation et l’avilissement qu’il recherche. « Un jour, la grenade va éclater et ce sera fini. »

Un récit très charnel, sexuel, sordide, répugnant mais une écriture remarquable, remplie de formules et de constructions inventives (phrases inachevées, ….) « Les mots eux-mêmes copulaient entre eux. » Je n’ai pas pu résister au plaisir de lire certains passages à haute voix pour déguster sa musique. Un texte à entendre, à lire à haute voix tant les phrases chantent bien même si le contenu est abominable. Nous pardonnerons à Martinet cette débauche d’horreur et de sordidité, car son livre est grand, même s’il n’est pas toujours agréable de se vautrer dans la fange de sa lecture. Et pour ceux qui n’aurait pas aimé : « Une histoire c’est pour moi tout seul. Alors désertez si vous vous sentez de trop. »

Débézed - Besançon - 76 ans - 21 mars 2012


Oh sombre héros de l'amer... 10 étoiles

« Jérôme », c’est le genre de livre qui s’accroche à son lecteur et ne le lâche plus, alors que le plus souvent, forcément, c’est plutôt l’inverse. Et ça n’arrive pas si souvent.
« Jérôme », c’est aussi le genre de livre qui vous prend aux tripes et vous remue les entrailles. Vraiment. Il vous poursuit entre les temps de lecture, et aussi après la lecture. Difficilement oubliable. Ca n’arrive pas si souvent non plus.
Mais « Jérôme », c’est aussi et enfin un livre qui peut rebuter et qu’on peut aisément détester au plus haut point. Comme ça arrive, là par contre, assez souvent.
Une sorte de quitte ou double, donc, d’empoigner ce livre là (dans le doute, ouvrez quand même).

Parce que oui il y en a du graveleux, de l’obscène, du sordide, du sombre, du noir, du terrible, de l’abject et du macabre…A l’image de la vie de Jérôme Bauche, (quarante-deux ans, jamais sorti de l’enfance et incapable d’en sortir), qui est abominable.
Si Peter Pan refuse de grandir mais s’épanouit dans une éternelle enfance, Jérôme, lui, se trouve projeté dans un monde d’adultes avec lequel il est en profonde et perpétuelle inadéquation – une sorte de double, sans doute, de Martinet lui-même, qui partage avec la vie de Jérôme Bauche de nombreuses similitudes- et ne trouve de plénitude nulle part, excepté à de rares occasions, comme lorsqu’il lit ses Mickey dans le lit de sa chambre.

« Je me sentais devenir enragé, car oui, vraiment, ce que je supportais le plus mal dans la vie, c’est l’absence d’harmonie, ces cris, cette vulgarité, comme si l’on se promenait éternellement dans une fête foraine, et au bout du compte, rien qu’un désaccord profond, une envie folle de se boucher les oreilles pour ne pas entendre ses propres hurlements."

Harcelé, traqué par une angoisse qui le tenaille quasiment sans cesse, mythomane, paranoïaque, souffrant d’hallucinations, psychotique, mais d’une extrême lucidité sur l’âme humaine, il conjugue en son sein toutes les désespérances du monde.
Obnubilé par Paulina Semilionova, qui incarne l’amour absolu, idéal, mais qui n’est bien sûr qu’une chimère, torturé moralement par la perversité de Lisa, humilié par sa mère, tourmenté par ceux qui veulent son bien malgré lui, assujetti aux volontés de Solange, son double noir, Jérôme va connaître malgré tout quelques petits moments de grâce, qu’il se dépêche d’abréger ou de gâcher de lui-même, avant qu’ils ne cessent fatalement.
Du sang et des larmes, beaucoup, dans cette misérable vie faite de solitude, de misère affective incommensurable, de dégoût de soi et des autres.

Un texte admirable, avec de multiples références littéraires, dense et riche, très peu aéré, sans retours à la ligne, sans ponctuation dans les dialogues –qui sont nombreux et parfois franchement savoureux- avec des interlocuteurs qui s’expriment chacun à leur manière (Mamame, au fur et à mesure que son ivresse progresse, écorche de plus en plus les mots et la syntaxe), et qui dès les premières lignes montre l’empressement de Jérôme à tout dire, tout déballer, dans la confusion ou le plus grand lyrisme, les deux penchants ambivalents qui animent tous deux son esprit torturé et perverti.
On rit, aussi, un peu, quand même (le passage sur le merlan est truculent), mais souvent jaune. Ainsi quand Monsieur Cloret propose du travail à Jérôme, à savoir confectionner des fleurs en papier :

« Il suffisait des les assembler avec un morceau de laiton. Il y avait une prime pour ceux qui travaillaient le samedi et les jours fériés. Les heures de nuit étaient payées double. Monsieur Cloret devait s’attendre à ce que je bondisse de joie, mais je me suis contenté de lui demander s’il s’enduisait la moustache d’huile, il m’a répondu non en masquant mal son irritation, alors je lui ai dit : c’est bien embêtant, et je me suis mis à pleurer. »

Ou encore : « Je me sentais tellement plein d’amour que je suis allé embrasser tendrement une chambre à air crevée abandonnée sur le bord de la route. »

Et on est fatalement bouleversé par certaines douloureuses vérités que nous, souvent des anti-Jérôme (ou des Jérôme refoulés ?), ne voulons pas voir, encore moins entendre…

« Il n’y a pas d’âme, il n’y a pas de paradis, il n’y a pas d’amour absolu, tout ça ce sont des inventions de poète : notre enfer, nous le vivons sur terre, heure par heure, dans la médiocrité et la rancune, dans le dégoût et l’humiliation, jusqu’au bout, et lorsque nous nous écroulons, il n’y a personne pour nous tendre une main secourable. »

« Car c’est bien là que réside le caractère atroce de l’amour : l’objet aimé est toujours de trop, le bonheur suprême est de le faire disparaître. La passion est obscène. Elle ne se nourrit que d’absence et de mort […] Ce n’est pas la tendresse qui lui importe, c'est le pouvoir."

Sissi - Besançon - 53 ans - 1 août 2011