« Personne qui ne l’a vécue n’est en mesure de comprendre notre vie, tout ce que tu entendras sera en dessous de la réalité, ce ne sera pas « ça » » écrit un médecin du ghetto de Varsovie dans le journal qu’il tient pour son fils parti en Occident. Oui ça ne peut être « ça ». Nous lisons mais nous ne sentons pas la pestilence. Nous lisons mais aucune reconstitution cinématographique ne pourra montrer les horreurs de « ça ». Nous lisons mais nous ne pourrons jamais souffrir comme « ça » l’humiliation, le découragement, la trahison, l’ignominie infligés à ce peuple exterminé pour son identité.
Seuls les mots sont l’outil le plus approprié pour nous dire l’indicible et, dans un monde de mouchards et de maître-chanteurs, dans une époque de charognards, ce sont ces mots qui nous surprennent par leur pureté fragile. Je pense à Teresa Bojarska, combattante de l’insurrection de Varsovie, qui disait : « Je n’ai jamais été aussi heureuse ». Je pense à ces moments de grâce qu’Adolf Rudnicki décrit quand Elzbieta retrouve Jozef au tout début et à la fin des « Fenêtres d’or » alors qu’ils vivent « parmi les rats et les morts », avant d’être condamnés au hasard. Je pense à Raïssa, l’héroïne de la deuxième nouvelle de ce livre, « L’ascension », Raïssa qui « aurait du aller à droite (et) tourna pourtant à gauche » pour suivre Sebastian et vivre, avec cet homme devenu dément au point de « refuser d’admettre la présence des Allemands », cette ascension que seul apporterait aux femmes l’amour. Je pense à Daniel, héros de la dernière nouvelle, soupçonné d’avoir travaillé pour la gestapo, accusé, arrêté, emprisonné, relâché, « blanchi mais pas blanc, pas trempé contre l’injustice» et pour qui le pire fut que certains de ses amis aient pu croire à sa culpabilité. « Emprisonné dans une erreur, il se sentait seul au monde. Et ce n’est qu’alors qu’il découvrit la saveur de la vie ».
C’est dire combien ce livre est bouleversant, sans aucun effet mélodramatique, avec une sècheresse de style qui stupéfie. Souvent tout est dit en quelques mots. Ainsi « Ausweis en main il alla ouvrir ; il ne revint plus jamais ». Il n’y a aucun manichéisme dans ces récits et c’est ce qui leur en donne leur force parfois insoutenable comme l’histoire de cette femme qui se dit incapable d’oublier ses enfants. « Je les ai abandonnés dans le wagon et moi-même j’ai sauté. Mes enfants me regardent sans cesse ». Comment ne pas devenir fou, comment tenir et résister à « ça »?
Toutes ces histoires finissent mal bien sûr, mais avec pourtant une touche d’espoir, comme le sourire de Teresa Bojarska aperçu dans une exposition il y a six ou sept ans et qu’on ne peut oublier.
Jlc - - 81 ans - 7 septembre 2011 |