Maîtres et serviteurs
de Pierre Michon

critiqué par Falgo, le 10 décembre 2010
(Lentilly - 84 ans)


La note:  étoiles
Quand la littérature scrute la peinture
Dans ce livre déjà ancien (1990), Michon poursuit la quête initiée avec la "Vie de Joseph Roulin" (1988) et qu'il poursuivra avec des écrivains (Trois auteurs, Corps du roi) jusque dans "Les Onze": partir de l'oeuvre pour imaginer l'auteur, reconstituer en quelque sorte l'imaginaire d'un auteur à partir de son oeuvre et de quelques repères biographiques. Ce livre est bien dans la manière de l'auteur, foisonnante, déroutante, pleine de détours. Plusieurs lectures permettent de découvrir des facettes nouvelles, de s'attacher plus à un épisode ou à un autre, plus à un aspect qu'à un autre.
Michon s'inscrit ainsi dans la lignée de ceux qui ont écrit des vies d'artistes, créant autour d'eux des légendes où l'imaginaire dépasse et enrichit le cadre de l'histoire.Chacun, très probablement, puisera dans ce livre des impressions différentes. Ici, ce ne sont que les miennes.
Trois peintres sont au programme: Goya et Watteau, ayant existé, et Lorenzo d'Angelo, imaginé.
Une conteuse anonyme décrit l'ascension de Goya issu d'un milieu modeste, qui se propulse dans le grand monde où il croit que le talent permet de devenir un familier des grands. Cette description des premières années de succès de Goya et de ses peintures galantes et paysannes conduit à, peut-être, mieux saisir ce qui fera du peintre celui des peintures noires de la fin de sa vie, elles-mêmes totalement absentes du récit.
Le curé de Nogent, modèle pour un des tableaux du maître, lui, parle de Watteau comme un homme de désirs qui les assouvit dans sa peinture, possédant par ce truchement les femmes qu'il n'a pu conquérir dans la vie. Un magnifique passage décrit la stupéfaction du curé découvrant les tableaux de femmes nues, jamais montrés, que le peintre a recouverts d'habits pour les peintures "officielles" et qu'il demandera au curé de brûler à l'approche de la mort.
Un récit anonyme conte l'impuissance du petit Lorentino, Lorenzo d'Angelo, obscur tâcheron de l'atelier de Piero della Francesca, sollicité d'exécuter pour un paysan aussi pauvre que lui un portrait de Saint Martin en échange d'un porcelet. Face à ce défi, le peintre sans renommée porte l'effort surhumain de l'artiste confronté à son oeuvre.
Le tout dans la langue typique de Michon qui en irrite plus d'un et enchante les autres, dont je suis. Exemple, p.67:
"...que l'exaspération de devoir peindre s'accrut de celle de devoir mourir; et que le scandale de ne pas avoir toutes les femmes devint celui de ne pas les avoir toutes eues, plus intolérable;"
Il est vrai que, parlant des autres, Michon en dit beaucoup sur lui-même.