Eichmann à Jérusalem
de Hannah Arendt, Anne Guérin (Traduction), Michelle-Irène Brudny de Launay (Préface)

critiqué par Veneziano, le 17 septembre 2010
(Paris - 46 ans)


La note:  étoiles
Chronique judiciaire : le jugement d'un technocrate criminel
Hannah Arendt rend compte de son analyse du procès d'Adolf Eichmann, auquel elle est allé assister à Jérusalem. Cet homme fut Chef de bureau allemand, chargé de la solution finale, sous la Seconde guerre, d'où l'idée de l'Etat d'Israël de le juger, ce qu'il parvint à faire, après son kidnapping à Buenos Aires, sur ordre du Premier ministre, David Ben Gourion.

Le climat politique est tendu, et la Shoah encore une affaire très sensible, ... surtout en Israël.
L'intéressé n'avait pas pu être jugé à Nuremberg. Cela incite l'éminente politologue - et philosophe tout de même - à analyser le pourquoi et le comment du procès, plus précisément du jugement.
Si Nuremberg était un tribunal des forces alliées, celui de Jérusalem est celui des victimes, associées aux vainqueurs.

Par ailleurs, et c'est là qu'est née une très forte polémique de ce livre, Hannah Arendt s'interroge sur l'opportunité, non tant de le faire comparaître, mais de le faire passer pour l'instigateur démoniaque du pire, de l'incompréhensible. En effet, selon elle, Eichmann n'incarne que l'allégorie de ce qu'elle appelle "la banalité du mal".
Cet homme, aux traits du parfait pauvre type, n'a été qu'un formidable exécutant, ayant su, à merveille, prendre la distance nécessaire pour exécuter le commandement de l'autorité légitime, en l'espèce qui assurait la tutelle administrative du service qu'il dirigeait.
Et c'est justement la principale ligne de défense de l'accusé, dont l'issue, à l'aboutissement du procès, ne fait guère de doute : coupable, il est pendu.
Hannah Arendt ne lui cherche pas véritablement de circonstance atténuante, mais elle rappelle l'ambivalence de son rôle, qui en fait toute la particularité, et qu'il n'a justement pas su faire valoir à l'audience : s'il voulait se débarrasser des Juifs, il était sioniste, et était donc favorable à les expédier en Palestine, au point d'avoir entamé des négociations avec des représentants de ces thèses.
Cette chronique judiciaire permet, en réalité, à l'auteur, une analyse du système politique, technico-administratif, d'élaboration d'une politique publique criminelle, en l'espèce génocidaire.

Et l'auteur va un peu plus loin, en avançant que l'extermination de ce peuple a été facilitée par l'absence de mobilisation, qu'a notamment permis le manque d'institutions représentatives de défense des intérêts de ce peuple en péril, qui n'a probablement pas cru bon accréditer l'hypothèse du pire. Et c'est en cela que ce livre a fait polémique.

Quelle que soit l'opinion exacte que la lectrice ou le lecteur peut se faire du contexte, elle/il doit constater que Hannah Arendt prend la distance nécessaire avec le sujet d'étude pour l'analyser froidement, et ses arguments sont nettement étayés par des rappels historiques et des démonstrations solides, qu'il appartient à chacun de partager ou non ; mais force est de constater qu'ils se tiennent, et qu'ils ne détiennent pas la force polémique qui leur a été prêtée.
L'erreur, s'il n'y en a une, est probablement d'avoir écrit trop tôt, sur un sujet porteur d'une douleur encore vive, dont la discussion distanciée, donc nuancée, ne pouvait alors apparaître que comme indicible, voire obscène. Aussi est-elle morte assez tôt.

En tout cas, il s'agit d'un ouvrage essentiel sur la technocratie nazie, sur l'élaboration de la politique internationale et raciale du régime, qui est finalement l'apport premier d'analyse du livre.
Impitoyable 10 étoiles

Pas étonnant que le reportage d’Hannah Arendt sur le procès Eichmann ait déclenché quelques polémiques en son temps. La lecture de la présentation dans l’édition Folio est indispensable pour bien situer et mettre en perspective tous ces épisodes et pour éviter une lecture trop superficielle de l’ouvrage, suggérée par son sous-titre.
La banalité du mal, c’est bien sûr un fonctionnaire zélé et sans imagination qui organise les transports de juifs (vers l’exil dans les années 30, vers les camps pendant la guerre).
La banalité du mal c’est aussi la complicité et la lâcheté de tous les cadres de l’armée allemande, qui n’ignoraient rien de la shoah par balle et même des camps.
Au-delà, la banalité du mal c’est la complicité du peuple allemand tout entier (et bien d’autres peuples européens) qui n’ignorait rien des lois anti-juives et ne s’est guère ému ni indigné chaque fois qu’un juif était chassé, exproprié, arrêté.
J’ai trouvé passionnante la façon dont Hannah Arendt décrit la mise en place sournoise et progressive de la mécanique infernale : il y a un problème avec les juifs, mais seulement les juifs étrangers : donc on les expulse et exproprie et les juifs allemands se serrent frileusement, heureux d’y échapper. Et ils acceptent de se faire enregistrer, se plient docilement aux obligations, au port de l’étoile. Mais ensuite d’autres catégories de juifs sont visées, et à chaque étape c’est justifié, expliqué, tempéré par des exceptions raisonnables. Alors ceux qui échappent se rendent un peu plus complices et la banalité du mal c’est au final la collaboration des conseillers juifs du Judenrat et de la police juive des ghettos qui finit par organiser pour le compte des nazis les recensements et les convois.
Ajoutez à ce constat la dénonciation des « irrégularités et anomalies » « si nombreuses et si variées » du procès spectacle voulu par Ben Gourion et vous comprendrez que l’ouvrage n’ait pas plu à tout le monde. Mais c’est à lire absolument, soigneusement et sans a priori, malgré la complexité de la pensée et de l’analyse à certains endroits.

Romur - Viroflay - 50 ans - 9 juillet 2021


Eichmann, à la fois : un homme "ordinaire" et un monstre ! 10 étoiles

A travers cet ouvrage essentiel, Hannah Arendt analyse non seulement : le procès de Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961, mais également tout le contexte historique qui a conduit à l’horreur de la Shoah.

Il est stupéfiant de constater que lors de son procès, Eichmann prétendait ne pas se sentir responsable de la mort, de qui que soit, uniquement sous le prétexte ahurissant, qu’il n’aurait tué personne de ses propres mains (ce qui reste à démontrer).
Pour lui, le fait, comme il disait : d' »aider et d’encourager » à l’extermination de MILLIONS d’êtres humains, ne relevait aucunement de sa propre responsabilité.
Selon Eichmann, il ne faisait que son « devoir », il obéissait aux ordres, et cela ne lui posait donc aucun problème de CONSCIENCE.
« Arguments » évidemment, totalement inacceptables face à l’ampleur des FAITS et… de la MORALE !

Le seul moyen grotesque qu’il trouva pour sa défense, fut de MENTIR de manière éhontée.
En effet, sa seule stratégie aberrante de défense était donc de tout nier en bloc, alors qu’il été accusé d’être l’un des principaux organisateurs et responsables de l’horreur que fut : « La solution finale de la question Juive. »
Voici ce qu’il osa déclarer pendant son procès, page 75 :

« Je n’avais rien à voir avec l’assassinat des Juifs. Je n’ai jamais tué un Juif ni d’ailleurs un non-Juif – je n’ai jamais tué aucun être humain. Je n’ai jamais ordonné qu’on tue un Juif ou un non-Juif. Je ne l’ai simplement pas fait. »

Ce que Eichman acceptait donc éventuellement (ce qui pour lui ne paraissait étonnamment pas grave), c’était d’être « juste » coupable des crimes énoncés, page 430 :

« Il convient de rappeler qu’Eichmann avait affirmé de façon inébranlable qu’il n’était coupable que d’avoir « aidé et encouragé » l’exécution des crimes dont on l’accusait, qu’il n’avait jamais, personnellement, commis un crime manifeste. »

Hannah Arendt suggère qu’il s’était enfermé dans un schéma mental « d’automystification », en se mentant à lui-même afin de se dédouaner de sa propre responsabilité.

Alors, « automystification » ET/OU purement et simplement, ignoble ruse mûrement réfléchie pour tenter d’amoindrir son degré de responsabilité ?

Car en effet, à la fin de la guerre ce même bourreau, Eichmann, se vantait auprès des SS, d’avoir fait parti des principaux tortionnaires de cette barbarie, pages 113 et 114 :

« Je sauterai dans ma tombe en riant, car c’est une satisfaction extraordinaire pour moi que d’avoir sur la conscience la mort de cinq millions de Juifs » (ou « ennemis du Reich », c’est-ce qu’il a toujours prétendu avoir dit). »

Compte tenu de l’immensité des crimes, le Tribunal considérant judicieusement qu’il ne s’agissait pas d’un crime « ordinaire », le jugement porta donc sur la responsabilité globale de Eichmann, dans ses gigantesques Crimes contre l’Humanité et Génocide, page 430 et 431 :

« Considérant ses activités à la lumière de l’article 23 de notre code pénal, nous estimons qu’elles étaient essentiellement celles d’une personne sollicitant les conseils d’autrui, ou donnant à autrui des conseils et d’une personne qui en aidait d’autres ou leur permettait d’accomplir des actes criminels ». Mais « comme le crime en question est aussi énorme que complexe, qu’il supposait la participation d’un grand nombre de personnes, à différents niveaux et de différentes manières – les auteurs des plans, les organisateurs, les exécutants, chacun selon son rang – il n’y a pas grand intérêt à faire appel aux notions ordinaires de conseils donnés ou sollicités dans l’accomplissement du crime. Car ces crimes furent commis en masse, non seulement du point de vue du nombre des victimes, mais aussi du point de vue du nombre de ceux qui perpétrèrent le crime et, pour ce qui est du degré de responsabilité d’un de ces nombreux criminels quel qu’il soit, sa plus ou moins grande distance par rapport à celui qui tuait effectivement la victime ne veut rien dire. Au contraire, en général le degré de responsabilité augmente à mesure qu’on s’éloigne de l’homme qui manie l’instrument fatal de ses propres mains. »

Ce qui est certain, c’est que Eichmann n’était : ni fou ni idiot, mais un individu « normal », totalement dénué de toute conscience morale, incapable de faire la distinction entre le Bien et le Mal ; ce qu’exprime parfaitement Hannah Arendt, page 495 :

« Il n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité – qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque. »

Puis, toujours, page 495 :

« Qu’on puisse être à ce point éloigné de la réalité, à ce point dénué de pensée, que cela puisse faire plus de mal que tous les mauvais instincts réunis qui sont peut-être inhérents à l’homme – telle était effectivement la leçon qu’on pouvait apprendre à Jérusalem. Mais ce n’était qu’une leçon, ce n’était pas une explication du phénomène ni une théorie à ce sujet. »

Comme pour Rudolf Hoess le Commandant d’Auschwitz et de Franz Stangl le Commandant du centre d’extermination de Treblinka, on constate chez Eichmann l’absence de folie au sens pathologique du terme, car il était parfaitement déterminé à accomplir les ordres et les missions qui lui étaient confiés, concernant la : « Solution Finale ».

Il était ambitieux voire zélé dans l’accomplissement de son infâme « mission » exterminatrice.
De plus, il éprouvait à la fois un très grand mépris et une indifférence totale pour LA VIE HUMAINE. C’est ce que Hannah Arendt nomme la : « Banalité du MAL ».

Il n’est pas rassurant de se dire que de tout temps (passé, présent, futur) des hommes sont capables d’éprouver consciemment, une indifférence voire une certaine jubilation dans l’anéantissement d’AUTRUI. Et lorsque ces hommes se retrouvent à des postes à responsabilités dans des régimes Totalitaires, alors, ils sont capables d’exterminer des masses inouïes d’individus !

Il est tout aussi effrayant de constater que des : Eichmann, des Hoess, des Stangl, etc.., se comptaient par milliers en Allemagne, aux ORDRES du IIIème Reich d’Hitler, pendant la Seconde Guerre Mondiale. Certes, à des postes moins importants, mais en revanche, ce sont ces bourreaux qui étaient chargés de la basse besogne consistant à massacrer des populations entières, comme par exemple, les bataillons exterminateurs SS (les Einsatzgruppen).

Quant à la « passivité » d’une partie du Peuple Allemand (comme en France d’ailleurs, sous le Gouvernement de Vichy) dans la politique du IIIème Reich, cela relève d’un autre grand débat…

Eichmann fut condamné à mort le 15 décembre 1961 et pendu le 31 mai 1962.

Confer également d’autres ouvrages aussi passionnants sur le même thème, de :
– Gitta Sereny « Au fond des ténèbres : un bourreau parle, Franz Stangl, commandant de Treblinka » ;
– Tzvetan Todorov Mémoire du mal, Tentation du bien : enquête sur le siècle ;
– Tzvetan Todorov Face à l’extrême ;
– Rudolf Hoess Le commandant d’Auschwitz parle ;
– Hannah Harendt Le système totalitaire : Les origines du totalitarisme ;
– Shlomo Venezia Sonderkommando Sonderkommando : Dans l’enfer des chambres à gaz ;
– David Rousset L’Univers concentrationnaire ;
– Primo Levi Si c’est un homme ;
– Primo levi Les Naufragés et les Rescapés : Quarante ans après Auschwitz ;
– Michel Terestchenko Un si fragile vernis d’humanité : Banalité du mal, banalité du bien.

Anonyme11 - - - ans - 20 août 2020


La médiocrité du mal 10 étoiles

C'est la lecture des articles de Kessel sur le procès Eichmann qui m'a donné l'idée de lire ce livre mythique.
Les faits tout d'abord.
Adolf Eichmann officier SS spécialiste des affaires juives dès les années 30 est le logisticien de la «Solution finale», l'homme par qui les camps de la mort ont été alimentés en innombrables victimes. Après s'être enfui en Argentine après la guerre, il a été enlevé en 1960 par les services secrets israéliens. Un an après son procès débute à Jérusalem.
Hannah Arendt, philosophe juive allemande qui a pu fuir le nazisme dès 1933 va suivre les huit mois du procès pour le journal américain « New Yorker».
« Eichmann » à Jérusalem est donc le compte-rendu de cet extraordinaire procès par une journaliste tout aussi hors norme.
La tonalité m'a tout d'abord surpris. Hannah Arendt a des convictions et elle les affiches haut et fort. Elle critique très rapidement certains aspects religieux de la jeune société israélienne.
Sa force est qu'elle reste concentrée sur l'action d'Eichmann et son environnement, indépendamment de l'émotion suscitée par le procès .
Cet obscur fonctionnaire de la mort a horreur du sang, ses visites dans les camps lui ont fait faire des cauchemars. Il déteste les brutes sadiques et en cela ressemble beaucoup à Rudolf Höss, le commandant d'Auschwitz. Les massacres à l'est ont commencé sans lui. Dès qu'il a été question de solution finale, il a perdu goût à son travail...
L'enchainement des décisions et des échelons de commandement est décrit d'une façon saisissante: même Himmler aurait été perturbé par les ordres de Hitler! La concurrence entre services parallèles SS et le respect fanatique de la hiérarchie expliquent comment tout cela a été possible...
Mais le plus audacieux c'est la critique ouverte des autorités juives qui ont préféré coopérer avec les SS dans l'espoir de sauver des vies. Plutôt que d'inciter la communauté à se cacher et s'éparpiller, elles ont involontairement facilité le travail des bourreaux. On comprend mieux pourquoi ce livre a provoqué le scandale dès sa sortie en 1963 !
Pour revenir à Eichmann, sa défense d'acteur involontaire ne tient plus quand est abordée la liquidation des communautés juives de Hongrie en été 1944, quand son zèle a provoqué en quelques semaines des centaines de milliers de nouvelle victimes alors que l'Allemagne était battue sur tous les fronts.
Ce récit évoque également l'attitude des gouvernements danois et bulgares, qui, quoique subissant le joug nazi, ont empêché les sbires SS d'accomplir leur sinistre tâche, enlevant aux français de Vichy l'argument de la contrainte.
Pour résumer, « Eichmann à Jérusalem » est le récit passionné et passionnant d'une femme forte, révoltée par l'holocauste et qui refuse la vengeance facile, qu'on positionne Eichmann comme bouc émissaire. Elle recherche la vérité et un sens à la justice d'où son exigence vis à vis du tribunal et de l'état d'Israël. Finalement elle ne peut que constater que les morts de nombreuses victimes sont dues au zèle imbécile d'un fonctionnaire amoral, arriviste et médiocre, d'où son concept de « banalité du mal ».
Livre incontournable même s'il n'est pas toujours d'une lecture aisée.

Poignant - Poitiers - 57 ans - 31 octobre 2010