Rue des tambourins
de Marguerite Taos Amrouche

critiqué par Débézed, le 16 septembre 2010
(Besançon - 77 ans)


La note:  étoiles
« Dieu fasse que ton soleil perce les nuages ! »
« Nous arrivions à un tournant de notre histoire, J’en avais conscience, malgré mes onze ans, … Nos aînés nous avaient déjà quittés pour la France où ils espéraient faire fortune, obéissant à cette loi de l’exil qu’il était dans notre destin de subir. » Ainsi, Kouka, Marie Corail, Taos elle même peut-être, raconte la saga de la famille Iakouren obligée de quitter sa Kabylie natale, le grand-père ayant dispersé l’héritage au jeu, pour essayer de construire une nouvelle vie à Tenzis en Tunisie.

Ce récit s’articule en trois époques en commençant par celle de la grand-mère qui règne sur la famille en imposant sa loi séculaire car elle, contrairement aux autres, n’est pas convertie et est restée musulmane. Elle fait tout pour attirer la fillette vers sa religion d’origine mais plus encore vers la tradition familiale. Et, c’est à l’occasion du mariage du frère aîné au pays que la fillette découvre ses racines et ressent qu’elle appartient, elle aussi, à ce sol, à ce lignage, à cette tradition. Elle rencontre également l’intolérance qui sépare chrétiens et musulmans, chacun dans son village, chacun dans son cimetière. « Convertis et musulmans vivaient en bonne intelligence, mais on eût dit que seuls leurs corps se rencontraient, ou mieux, leurs enveloppes, car l’essentiel ne pouvait être mis en commun. » Elle s’imprègne ainsi fortement de ce pays, austère, misérable mais sincère et authentique qui lui collera aux semelles pour le reste de sa vie. « Aussi, …, mesurions-nous la force des liens qui nous attachaient à ce sol, à ces êtres faméliques et vêtus de haillons qui sentaient le bois sec, la laine, la misère et le fruit. »

La deuxième époque, le temps de la mère, commence par le retour de la grand-mère au pays et le divorce du frère aîné qui veut tenter sa chance à Paris. La cellule familiale explose et la mère prend le contrôle effectif de la famille, elle inculque alors son désir de voir ses enfants étudier, car la modernité est la seule façon d’échapper à la misère et de parvenir à construire une vie décente. C’est le temps de l’adolescence, de la rencontre des amies de l’école ou du voisinage, de l’ouverture vers les autres, un temps qui dure bien peu car le père ramène vite la brebis au bercail pour qu’elle n’entache pas la réputation de la famille et qu’elle reçoive une bonne éducation où le christianisme n’est pas plus tolérant, pour les filles, que l’islam. « Peu m’importe si, …, Corail brille ; ce que je veux par-dessus tout, c’est une fille bien élevée, une fille décemment habillée et qui, jamais, ne se fasse remarquer. »

Et, la troisième époque c’est le temps de la fille, éduquée un peu trop rigoureusement, qui reste la petite fille romantique, éprise d’absolu, incapable de vivre un amour possible entre deux garçons très différents qui ne sauront pas l’aimer car elle n’est pas encore sortie de son monde imaginé et rêvé où les racines familiales pourraient se nourrir du terreau de l’éducation moderne. Son exaltation ne peut pas se conjuguer avec la passion de Bruno, pas plus qu’avec la raison de Noël. C’est la petite « Jacinthe noire » qui croit progressivement pour devenir la jeune fille qui intégrera un pensionnat parisien, mais cela est une autre histoire, un autre livre.

Un beau récit où Taos Amrouche, dans une langue d’une grande pureté et avec un art consommé pour faire vivre des personnages plus vivants et plus réels que nature, nous emmène sur les traces de ses ancêtres qui ont quitté un pays trop pauvre pour un exil guère plus confortable. Une ode à ce pays qui ne l’a même pas vu naître et qu’elle a découvert quand elle pouvait déjà gambader dans la campagne pour s’imprégner de la splendeur des paysages et se saouler des odeurs exubérantes des fruits mûrs et des herbes odorantes.

Mais, au pays elle découvre aussi l’intolérance, la ségrégation, le mépris et la frustration et toute sa vie elle restera, non pas à cheval sur deux cultures, mais coincée entre deux cultures qui ne s’enrichissent pas l’une de l’autre et qui ne laissent que frustration, blessures et contraintes. « Aussi loin que je remonte dans le souvenir, je découvre cette douleur inconsolable de ne pouvoir m’intégrer aux autres, d’être toujours en marge. »

Dans ce livre au romantisme et au lyrisme un peu daté, Taos ouvre son cœur pour dire toute la difficulté qu’elle a à vivre entre ces deux mondes, entre les musulmans et les convertis, car elle n’a pas choisi, elle a suivi sa famille, et elle a laissé ses racines dans ce pays où elle ne peut plus vivre. Elle reste en suspend entre la tradition qui la fascine et la modernité qui l’attire sans pouvoir choisir ni l’une, ni l’autre, sans pouvoir faire comprendre qu’elle appartient aux deux et sans pouvoir profiter ni de l’une, ni de l’autre. Un combat difficile qu’elle mène pour dénoncer le malheur des déracinés, la douleur des rejetés mais aussi la difficulté d’être femme dans de telles conditions car, contrairement à ses six frères, elle n’a pas eu la possibilité de quitter le giron familial. La tradition passe par-dessus les religions et pèse aussi lourdement sur les converties que sur les autres. « Tu as osé disposer de toi, comme si tu t’appartenais ? »

« Etrangers au Pays, étrangers à Tenzis et partout, tel sera notre lot. » Bien peu d’espoir subsiste entre ses lignes et on pourrait penser que Taos savait déjà qu’elle serait encore bannie dans son pays cinquante ans après l’écriture de ce livre car l’histoire de Kouka, Marie Corail, est un peu, beaucoup peut-être, celle de Taos elle-même.