J'ai lu Par amour comme on observe une immense tapisserie du XVIIIe siècle ...
Antonio Manuel est l'héritier des plus grands maîtres lissiers de la manufacture espagnole de Santa Bàrbara. Ce jeune écrivain sait tisser les mots sur son métier d'homme de lettres. Son carton, son programme n'apparaissent pas dès les premières pages de ce travail dense et aux mailles finement ouvragées. Avec un peu de recul se distinguent des grandes lignes : l'amour en est, comme le titre l'indique, l'ordonnateur majeur. Amours d'un homme pour d'autres hommes, vécues sans aucune culpabilité mais avec de grandes interrogations sur l'étendue, les limites, les perspectives et les couleurs de ces personnages secondaires, les partenaires. Au premier plan se situent les parents : la mère, source tarie et ceux à qui l'oeuvre est dédiée : le père espagnol illettré et viscéralement homophobe et la grand-mère aimante.
Le style peut être rattaché à diverses écoles : Freud (avec des touches lacaniennes et doltoiennes), les principes du yoga et Jésus Christ, fils d'un dieu d'amour, qui a ressuscité Lazare.
Des écrivains jouent un rôle : Annie Ernaux, Madeleine Chapsal et Dominique Fernandez.
Les coloris sont violents et contrastés : les fils de la trame narrative ont été trempés dans le sang et les excréments ainsi que dans divers aliments (ingurgités ou régurgités) et des doses variables d'anxiolitiques et d' antidépresseurs. Le blanc lacté fait cruellement défaut à l'auteur qui recourt régulièrement au gris de son psychanalyste.
Antonio Manuel a remis plus de cent fois son ouvrage sur le métier à tisser les descriptions, les émotions, les aspirations, les déceptions, les affections.
Chaque mot, chaque phrase est un travail minutieux : les mots importants sont traités à la loupe étymologique, les personnages reviennent régulièrement préciser un profil que le maître lissier n'hésite pas à recadrer dans une nouvelle perspective à partir d'éléments de la toile de fond qui viennent modifier l'angle de vue. Un aplat devient un relief, un détail une pièce centrale.
Le corps de l'oeuvre est celui de l'auteur : un champ de batailles où les étreintes sensuelles à deux ou trois sont aussi puissantes que le combat mené contre une maladie qui entraîne le narrateur dans des introspections douloureuses où se succèdent boulimie et anorexie :
« Mon corps exprime ce que je ne puis entendre. Il met en maux tout le maudit des mots, tout le rance du sentiment, le ferment de toute rancune. Ni haine, ni amertume, certifie ma parole. Mais mon corps désavoue cette vérité fourbe, juste bonne à tromper ma logique, ma raison. » (p.101)
Par amour est le poignant récit d'un combat entre coeur et corps, raison et passions. Le tableau d'un maître qui sublime ses douleurs dans une prose ciselée au scalpel. Rêves et cauchemars, sans doute plus près de la réalité d'un homme que de la fiction d'un narrateur qui réussit à nous entraîner vers une ligne d'horizon. Il est évident que cette écriture en a défini le cadre et les perspectives.
Spiderman - - 62 ans - 25 janvier 2010 |