Le bris des routines
de Marguerite Yourcenar

critiqué par Jlc, le 27 juillet 2009
( - 80 ans)


La note:  étoiles
Le tour de la prison
Zénon : « Un autre m’attend. Je vais à lui.
« - Qui ? demanda Maximilien
« - Moi-même. »

Hadrien : « Peu d’hommes aiment longtemps le voyage, ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à nos préjugés. »

C’est ainsi que pour Michèle Goslar, qui dirige le Centre International de Documentation Marguerite Yourcenar, se forge l’essentiel de la conception que se fait du voyage l’auteur de « L’œuvre au noir »: dans l’espace et le temps, briser les routines, vaincre les préjugés, s’explorer soi-même, c'est-à-dire « s’éprouver à la pierre de touche d’une terre et d’un ciel différents ».
Madame Goslar a composé ce livre sur un canevas géographique, l’Europe d’abord puis l’Amérique du Nord, Marguerite Yourcenar ne découvrant l’Afrique et l’Asie qu’à la fin de sa vie quand elle abandonne, non sans réticences, les paquebots pour l’avion. Chaque voyage est recomposé avec des extraits d’ouvrages publiés mais aussi des lettres, des inédits ou des « instantanés rapidement griffonnés, étonnants chez une femme qui entendait tellement vouloir maîtriser son écriture ». Et c’est ce qui fait un des charmes de ce livre : découvrir une femme moins « sculpturale », moins distante, plus humaine, plus spontanée. Ainsi la lettre à Isabel , sœur du poète Federico Garcia Lorca, est-elle toute de retenue chaleureuse, de tendresse quand elle évoque « la mort commencée dans ce paysage d’éternité ».Ainsi des photos de Carlos Freire qui illustrent cet ouvrage et plus particulièrement les portraits de Yourcenar, quelques mois avant sa mort.
Certains voyages ont été des « sources d’écriture », l’Italie avec « Denier du rêve » ou »Mémoires d’Hadrien », le Bosphore avec « Nouvelles orientales » mais on ne peut parler ici d’écrivain voyageur. Marguerite Yourcenar voyage plus pour elle-même que pour son œuvre, encore que celle-ci soit au centre de sa vie.
« Le bris des routines » n’est pas qu’un recueil de textes bien mis en situation. Il a sa propre personnalité, sa propre cohérence en révélant une autre facette de cette femme exceptionnelle, au travers de ses voyages qui ne furent jamais du tourisme mais des visites où l’intérêt c’est l’autre, étranger ou compagnon, où la découverte est dite d’une fulgurance –« Leningrad « partout insidieux et massifs, le silence ou la propagande c'est-à-dire le mensonge »- ou d’une image –« San Francisco « glace d’arlequin » avec ses maisons bleues, blanches, roses ou vert pistache. Elle reviendra souvent dans certains lieux tant elle veut comprendre. Sa vision des choses, des lieux et des gens est d’une acuité et d’une lucidité exceptionnelles. Ainsi c’est dès 1936 qu’elle écrit: « L’esprit hellénique est admirable…parce qu’il ne cesse de contrebalancer l’homme par le destin et le destin par l’homme ; il ne nous sacrifie pas à l’univers et l’univers ne nous est pas sacrifié. Univers et hommes sont aujourd’hui deux notions mortes dans une société qui ne voit plus dans l’un qu’une matière première et dans l’autre qu’un outil ». On suit son évolution pour préserver la nature, citant en exemple ces Indiens d’Amérique pour qui il faut « passer sur terre en laissant le moins possible de traces. Ne pas peser sur la terre. Tout est là », pour protéger les animaux et soutenir les plus démunis.
Tout cela parsemé de phrases somptueuses comme « C’est seulement au soleil couchant que le ciel se diversifie, rosit, rougit, devient violet ou topaze, édifices de nuées et de lueurs qui ressemblent à des villes interdites, à de grandes murailles. »

Marguerite Yourcenar a toute sa vie fait le tour de sa prison en voyages où s’entre mêlent connaissance des autres, aventure, expérience esthétique, recherche de soi, peut-être pour mieux appréhender « le labyrinthe du monde ».