Esprit d'époque : Essai sur l'âme contemporaine et le conformisme naturel de nos sociétés
de Patrice Bollon

critiqué par Christian Adam, le 30 novembre 2007
( - 50 ans)


La note:  étoiles
La lucidité contre le conformisme et les « allant de soi »...
Le sous-titre du livre de Patrice Bollon se présente comme un essai sur l'âme contemporaine et le conformisme naturel de nos sociétés. Mais contrairement à ce que ce sous-titre peut porter à croire, cette étude ne porte que très peu sur le fonctionnement du conformisme en tant que tel, entendu comme uniformisation, mimétisme et généralisation de comportements et d'attitudes à l'ensemble de la société : elle en est plutôt l'illustration. L'auteur passe en effet plus de temps à détailler et à énumérer de manière baroque les normes et les modes qui prévalent à notre époque et à celles qui la précèdent pour en marquer à chaque fois, selon la sphère culturelle qu'il examine, la relativité et l'alignement de nos conduites, nos jugements et nos goûts sur ce qu'il appelle l'"esprit du temps". Là où on s'attendait à voir se développer sous nos yeux une critique de notre culture dans ce qu'elle a justement de plus conformiste, notamment dans l'accent qui serait mis sur les attitudes stéréotypées induites par la société de consommation, là où un tel livre s'attacherait à élucider les mécanismes qui sont responsables du "conformisme naturel de nos sociétés", on assiste plutôt à ce que l'auteur appelle une archéologie du banal contemporain (p.17), c'est-à-dire une analyse de quelques expressions de l'esprit du temps dans des domaines assez prosaïques et quotidiens mais généralement délaissés, tels que les visages, les parfums, les pratiques culinaires, les mots, etc. P.Bollon évoque certes au passage ces vecteurs de conformisme que sont l'imitation et la médiatisation mais sans plus, les faisant passer en quelque sorte au second plan de son analyse. Ainsi, la médiatisation ne saurait, selon lui, « valoir à elle seule comme une explication de ces phénomènes de convergence » (p.219) créés par une époque donnée : elle les accompagne, les amplifie et les cristallise, mais ne les invente pas à proprement parler.

Une des forces du livre est par contre de montrer - à travers les innombrables références parfois touffues et disparates que met de l'avant Bollon - que la société crée avec notre concours et notre assentiment l'illusion que nos jugements, nos goûts, et notre langage sont "spontanés" et que nous prenons pour des manifestations "originales" et "authentiques" de notre individualité les divers "choix" qu'ils supposent, alors que ceux-ci ne sont en réalité qu'une illusion d'optique que le geste critique suffit à dissiper. Cette posture critique consiste à décaler l'angle de vision de l'échelle individuelle vers l'échelle sociale, et du présent vers le passé, où l'on s'aperçoit que les cadres à l'intérieur desquels l'individu croit éprouver sa "liberté" sont en réalité délimités et déterminés pour lui à l'avance par le formatage des modes et des styles de vie fabriqués de toutes pièces que réalisent la société et la culture de son temps et dans lesquels il se trouve profondément ancré. L'auteur réussit à mettre au jour cette pseudo-originalité par la variation des perspectives qu'il fait jouer sur les divers secteurs de l'époque qu'il analyse brillamment dans son livre pour finalement en tirer la conclusion que l'uniformité, sous couleur de fausse individualité, est le destin des sociétés démocratiques : « comme si nous n'étions tous que des clones de quelques "modèles" ou stéréotypes assermentés par notre époque » (p.27). Le chapitre sur le langage est, à cet égard, un des plus "parlants" : s'y trouve notamment débusquée l'idée selon laquelle nos discours seraient "spontanés" et nous appartiendraient en propre, alors qu'un léger survol de l'époque effectué par l'auteur permet de voir à leurs justes proportions les expressions et les tics linguistiques que nous utilisons, à banaliser nos soi-disant "inventions", et à rabattre sur l'esprit de l'époque nos moindres balbutiements : « Chaque époque dessine une sorte de plus petit discours commun recommandé » qui fait que « plus nous pensons parler en pleine "spontanéité", plus nous nous rallions en fait au langage commun de notre époque, et plus, bien sûr, nous sommes asservis à l'esprit de celle-ci » (p.209).

Comment dans un tel état des lieux sortir du conformisme ? Quelle chance s'offre à l'individu contemporain de sortir hors des sentiers battus de son époque ? Eh bien, contre l'idéal trompeur et programmé que la société organise pour continuer à renforcer l"individualisme démocratique", Bollon invite à une définition lucide et avisée de ce que pourrait être l'originalité dont un individu est en mesure de faire preuve au sein de son époque : son essai tient à nous mettre en garde contre « l'illusion puérile d'une originalité » qui constitue, à ses yeux de désillusionniste, « l'un des contrôles les plus efficaces qu'aient inventé nos sociétés sur nous » (p.278). L'on pourrait dire encore que c'est dans ce « nécessaire travail de désillusion sur notre prétendue "originalité" » (p.21) que réside, pour ainsi dire, l'originalité de ce livre : l'auteur ne cesse en effet de procéder par la négative pour circonscrire le mince espace qui nous appartient pour y affirmer quelque chose qui ressemblerait à de l'originalité : être original, en dernière analyse, ce n'est pas « abolir toutes les règles » ; ce n'est pas non plus rejeter une certaine part conventionnelle en nous avec laquelle il faut forcément composer, cette grammaire ou syntaxe de notre temps que l'on se doit de respecter dans une certaine mesure si l'on veut avoir une chance de formuler de nouvelles idées. D'où également l'illusion de la "nouveauté" qui est tenace mais qu'un simple recul historique parvient à balayer. L'exercice de "dés-adhérence" auquel nous convie finalement Patrice Bollon est salutaire en ce qu'il nous incite à la vigilance critique : ainsi, la seule manière de « devenir autre chose qu'un pantin de notre époque, une personne, c'est de nous confronter sans relâche à ce qui nous porte continûment à la copie et à la répétition, à l'oubli de la conscience » (p.266). Pari sur la lucidité que semble avoir gagné en tout cas "l'esprit libre" auteur de ce livre...