L'imitation du bonheur
de Jean Rouaud

critiqué par Reginalda, le 28 juin 2006
(lyon - 57 ans)


La note:  étoiles
Le roman du roman contemporain
Après avoir consacré cinq livres remarquables à sa famille et à sa formation, et publié des textes moins importants où la réflexion se mêlait aux observations personnelles, Jean Rouaud affiche, dans son nouveau roman, l’intention de passer le cap de la fiction non-autobiographique. Se sachant guetté au tournant, il prend le parti d’exposer avec humour ses difficultés, et même d’en tirer les deux tiers de son texte, ce qui pourrait relever du faute de mieux chez quelqu’un d’autre, mais donne lieu chez lui à un savoureux état des lieux du roman d’aujourd’hui, qui se lit comme le récit d’une aventure (intérieure) aussi passionnante que celles de ses protagonistes.
De fait, en incluant parmi ses personnages Zola (dans le rôle de « l’inspecteur » de la littérature qui se veut scientifique), Proust (en emblème du vrai romancier) et un cinéaste dont les réactions face au sujet que le narrateur lui offre montrent bien que l’entreprise de Rouaud n’est pas vraiment « grand public », l’auteur met en scène les diverses tendances et formes de récit avec lesquelles on est obligé de compter pour écrire de la fiction. Quoique son humour les tienne à distance, on sent bien les tiraillements qu’il subit en cherchant la façon de faire qui serait à la fois inédite et acceptable dans le contexte littéraire actuel, pour raconter l’histoire de Constance Monastier, « la plus belle ornithologue du monde », et du « communeux » Octave Keller.
Le romanesque à l’ancienne lui étant naturellement interdit, le narrateur choisit de s’adresser à son héroïne tout le long du récit (un procédé inspiré du Nouveau Roman dont il se rit par ailleurs), ce qui lui permet de lui expliquer en quoi notre époque ressemble à la sienne ou s’en distingue. On apprécie d’autant plus cette astuce narrative qu’elle introduit dans le texte une réflexion intéressante sur les origines des phénomènes socio-politiques du monde d’aujourd’hui. On regrette, en revanche, que Rouaud qui manifeste à maintes reprises son recul ironique face aux idéologies ait renoncé à donner une image complexe de la Commune au lieu d’en faire l’éloge à grands renforts d’adjectifs synonymes d’« admirable ». Et le passage où il apprend à Constance que les principes pour lesquels Octave s’est battu sont les fondements de notre République laisse songeur : doit-on comprendre qu’au sens de l’auteur, il n’y a plus d’injustice sociale chez nous, ou qu’il préfère détourner le regard de tout ce qui peut clocher actuellement pour se donner le plaisir peu risqué de flageller « les bourgeois » d’autrefois ?
Ces réserves ne gâchent pas l’impression que produit l’écriture de Rouaud dans la majeure partie du livre : la manière légère et virtuose dont sa phrase passe d’un épisode narratif ou d’une idée à l’autre, le découpage ingénieux du texte en paragraphes espacés dont la moitié environ correspondent à des incises entre parenthèses, le rythme tantôt enjoué, tantôt mélancolique de ses périodes, l’originalité de ses va-et-vient entre deux époques, tout cela fait de « L’imitation du bonheur » un roman qu’on se réjouit d’avoir entre les mains. Il est dommage que le dernier quart du livre soit moins habilement construit et moins riche en trouvailles ; mais sur le fond de la littérature courante d’aujourd’hui, ce roman apparaît comme l’un de ceux qui méritent qu’on salue leur ambition et leur part de réussite : quoique imparfaite, la fiction de Rouaud relève d’un niveau auquel la plupart de ses confrères n’aspirent même pas.
Un bonheur de lecture 9 étoiles

Qu'il me soit permis de m'étonner que les livres de Jean Rouaud ne recueillent pas davantage d'écho auprès des lecteurs de 'Critique libre". La plupart d'entre eux ("Des hommes illustres", "Le monde à peu près", "Pour vos cadeaux", "Sur la terre comme au ciel", "L'invention de l'auteur" ) attendent toujours leur chroniqueur alors que nous avons affaire, à mon humble avis, à l'un des plus remarquables auteurs de langue française apparus au cours des quinze dernières années.
Concernant plus spécifiquement, "L'imitation du bonheur", je me rallie, dans ses grandes lignes, à l'excellente critique qu'en a fait Reginalda.
Peut-être convient-il, cependant, d'en dire un peu plus quant à l'action et aux personnages du roman. Celui-ci est centré autour des deux belles figures de Constance et d'Octave: l'une est une femme d'origine modeste que les aléas de la vie ont quasiment contrainte à céder aux avances d'un industriel peu ragoûtant qui deviendra son mari, l'autre est un jeune homme ayant activement participé à la Commune et miraculeusement échappé aux terribles massacres qui ont suivi son écrasement. La plus grande partie du roman se situe au cours de trois journées pendant lesquelles Constance voyage en diligence entre Le Puy et Saint-Martin-de l'Our tandis qu'Octave erre dans la même région tentant de fuir la féroce répression qui s'abat sur les communards. Alors qu'elle semble résignée à vivre une existence terne, étriquée, la rencontre inopinée qu'elle fera d'Octave bouleversera cependant l'existence de Constance qui s'ouvrira à l'amour et au désir de justice sociale.
Autour de cette trame très schématique, Rouaud tisse mille variations, nous entraîne dans moult digressions centrées autour de cette même question: comment est-il encore possible d'écrire une telle histoire au vingt et unième siècle?
La réponse est évidemment constituée par son magnifique roman.
Reginalda a bien mis en exergue l'originalité de celui-ci, la subtilité des procédé utilisés. Je n'y reviendrai donc pas. Une petite remarque cependant: je ne pense pas que Rouaud ait une vue schématique, trop idéalisée de la Commune. En fait, il réserve sa pleine adhésion au courant anti-autoritaire, libertaire même qui existait au sein de celle-ci (incarné par Vallès, Courbet, Louise Michel, Lissagaray, Varlin) et s'opposait au courant jacobin majoritaire se situant dans la filiation de Blanqui, qui aurait volontiers instauré un régime de terreur calqué sur celui de 1794.
Qu'on ne croie surtout pas que nous avons ici affaire à un roman didactique, ennuyeux. Au contraire, le livre de Rouaud déborde de vie, ses innombrables digressions nous font tantôt sourire, tantôt réfléchir et la lecture du livre constitue un véritable régal.

Guermantes - Bruxelles - 77 ans - 21 janvier 2008