L'Innommable
de Samuel Beckett

critiqué par Feint, le 1 mai 2006
( - 60 ans)


La note:  étoiles
Le Livre
Toujours pas un mot sur l’Innommable, alors que Beckett, par-delà la mort, vient d’atteindre le siècle. C’est donc à moi de m’y coller.
D’abord, rappeler que Beckett, avant d’être le dramaturge à succès d’En attendant Godot, a d’abord été auteur de romans, notamment de six romans majeurs dont la lecture successive dessine une superbe trajectoire – hyperbole asymptotique au silence, pour préciser – et qui sont Murphy, Watt, Mercier et Camier (qui vient de sortir en collection « Double » de Minuit), Molloy, Malone meurt, L’Innommable. On a trop souvent tendance à considérer que ces trois derniers textes constituent une trilogie et à en exclure les précédents, sous divers prétextes abusifs, comme la langue (seuls Murphy et Watt ont été primitivement écrits en anglais) ou le type de narration (les trois derniers sont à la 1ère personne, et constituent d’authentiques monologues intérieurs). Pourtant les six titres sont à l’évidence des noms propres, à l’exception du dernier qui termine sur l’empêchement de nommer. Au terme d’un parcours que l’on peut lire comme une quête de l’identité, L’Innommable en effet est le discours intérieur d’une voix qui cherche à se nommer sans pouvoir y parvenir, étant finalement impropre à en recevoir.
Le texte, à mon sens, est exceptionnel. Jamais on n’a poussé l’honnêteté esthétique aussi loin. (C’est moi qui parle d’« honnêteté ». Beckett n’a sans doute fait que ce qu’il a cru devoir faire. Les gens honnêtes ne s’en rendent pas compte.) Cette honnêteté l’a amené à la frontière de l’illisibilité (sans que jamais il ne la franchisse, contrairement à d’autres sans doute). Pour moi, sans hésitation, c’est « le » livre.
Ce n’est pas pour autant que j’en recommande la lecture. Certains n’y trouveront à coup sûr pas ce qu’ils cherchent dans un livre. Peut-être devraient-ils être moins sûrs de qu’ils cherchent. Pour ma part j’ai lu pour la première fois ce livre très jeune, avant vingt ans en tout cas, et j’en suis ressorti avec l’impression durable que ce n’était plus la peine de lire, ni d’écrire non plus. Bien sûr, j’avais tort.

Un extrait :
"Moi, dont je ne sais rien, je sais que j'ai les yeux ouverts, à cause des larmes qui en coulent sans cesse. Je me sais assis, les mains sur les genoux, à cause de la pression contre mes fesses, contre les plantes de mes pieds, contre mes mains, contre mes genoux. Contre les mains ce sont les genoux qui pressent, contre les genoux les mains, mais qu'est-ce qui presse contre les fesses, contre les plantes des pieds ? Je ne sais pas. Mon dos n'est pas soutenu. Je rapporte ces détails, pour m'assurer que je ne suis pas sur le dos, les jambes pliées et en l'air, les yeux fermés. Il est bon de s'assurer de sa position corporelle dès le début, avant de passer à des choses plus importantes. Mais qu'est-ce qui indique que je regarde droit devant moi, comme je l'ai indiqué ? Je me sens le dos droit, le cou droit et sans torsion et là-dessus la tête, bien assise, comme sur son bâtonnet la boule du bilboquet. Ces comparaisons sont déplacées. Puis il y a la façon de couler des larmes, qui me coulent sur toute la figure, des yeux aux mâchoires, et jusque dans le cou, comme elles ne sauraient le faire, il me semble, sur un visage penché, sur un visage renversé. Mais je ne dois pas confondre la droiture de la tête avec celle du regard, ni le plan vertical avec l'horizontal. Cette question en tout cas est secondaire, puisque je ne vois rien."