Ce roman, composé en deux parties très distinctes, décrit la longue tournée d’un médecin de campagne autrichien, accompagné de son fils qui joue le rôle d’un narrateur neutre et détaché, dans les tréfonds de la misère humaine. Le récit commence sur l’appel nocturne des gendarmes pour un meurtre d’ivrogne commis sur la femme d’un aubergiste et s’achève sur l’extraordinaire monologue (qui constitue la moitié de l’ouvrage) du prince Saurau, enfermé en son château dans une solitude qui l’a fait sombrer dans les spéculations métaphysiques et la folie… Entre-temps, le médecin aura également visité un riche homme d’affaires diabétique, qui s’est pratiquement emmuré vivant dans un pavillon de chasse où il se consacre à l’écriture d’un ouvrage philosophique, et assisté à la lente déchéance d’une vieille veuve, brisée par la vie (elle dévoua sa vie à un fils idiot et frustre, dont les rares visites lui font plus de mal que de bien) et presque abandonnée de tous. Ces visites aux malades, que le père inflige à son fils étudiant en ingénierie pour lui montrer la dureté du monde, sont entrecoupées de courts arrêts pour saluer des amis, notamment un notaire juif, nommé Bloch, aussi cultivé que détesté de son voisinage.
Le ton de cet étrange roman, qui n’est sous-tendu par aucun schéma narratif et ne s’inscrit dans aucun genre romanesque, est cruellement âpre. Le propos de l’auteur semble avoir été de dresser une galerie de portraits révélant la détresse et la misère de l’âme humaine engluée dans une réalité sordide qui n’ouvre aucune issue. Du plus humble paysan au riche aristocrate propriétaire terrien, tous sont malades, amers et captifs d’un quotidien d’où sourd une violence atroce, à la fois physique et psychologique. Seule l'évocation récurrente d'une famille d'ouvriers, où les parents semblent sincèrement aimer et prendre soin de leur enfant malade, apporte une lueur d'espoir et d'humanité dans le discours du médecin, qui apparaît à la fois désabusé et écoeuré par l'omniprésence de la maladie et de la tristesse, une tristesse mortelle contre laquelle nul ne peut rien, encore moins la médecine... Thomas Bernhard (qui n'a jamais caché son aversion envers son pays) décrit la campagne autrichienne comme une mosaïque d’hommes et de femmes en état d’asphyxie, écrasés par une mélancolie existentielle qui les rend inaptes au bonheur et les pousse au suicide. Y compris dans la famille du médecin, qui peine à véritablement communiquer avec son fils (celui-ci s'interroge sur la perte des illusions de jeunesse), et dont la fille s’enferme dans sa chambre et dépérit de solitude et de neurasthénie…
La lecture est parfois un peu pénible car l’écriture est minutieuse et clinique. Un peu comme dans certains romans de Samuel Beckett, l’atmosphère du récit est étouffante et dégage peu d’empathie. Néanmoins, il s’agit d’un tour de force littéraire, notamment la seconde partie construite sur l’intarissable monologue du prince Saurau, dont la folie est d’une logique qui semble défier le lecteur et s’apparente, par un mélange de radicalité métaphysique et d’oralité théâtrale, à certains délires que je n’avais jusqu’à présent lus que chez Dostoïevski.
Eric Eliès - - 51 ans - 14 janvier 2018 |