Cyclo
avatar 29/07/2021 @ 22:51:55
C’était terrible. Maurice était dans tous ses états. Depuis trois jours, il n’avait plus aucune nouvelle de sa femme. Pourtant c’était pas le mauvais bougre, Maurice ! Cordonnier de métier, il avait réussi à établir son atelier non loin du centre de la petite ville de S. Il avait une bonne clientèle, et fidèle. C’est vrai que les femmes étaient plus nombreuses que les hommes, mais n’était-ce pas elles qui s’occupaient toujours de ça dans les familles ; les ressemelages des souliers de l’aîné des garçons afin de les passer au cadet, pratiquement comme neufs, car non seulement avec des semelles neuves, mais il ajoutait des lacets neufs, et cirait tellement bien que c’était un plaisir de se mirer dedans…

Seulement voilà. Martine était jalouse de toutes ces effrontées qui faisaient le joli cœur et, comme par hasard, les conversations, qu’elle supposait tendres, s’éteignaient instantanément quand elle paraissait dans l’atelier de son mari. Elle était mignonne, Martine, et bien faite. Elle avait donné deux garçons à son mari, mais elle aurait tant voulu une fille. L'aîné, Albert, avait déjà treize ans et, fasciné par la cordonnerie, il s’apprêtait à devenir apprenti de son père dès qu’il aurait obtenu le sacro-saint certificat d’études primaires. Et il passait déjà tous ses jours libres dans l’atelier, respirant les odeurs de cuir, de cire et, pourquoi ne pas le dire, le parfum de ces dames, et lorgnant leurs décolletés parfois osés.

Le cadet, Marc, plus fluet, n’envisageait rien pour l’instant, mais tous les jeudis, il accompagnait sa mère à la toute nouvelle piscine municipale que la mairie venait de faire construire en cette année 1923. Martine aurait souhaité en faire un champion de natation. Elle-même, au contraire de son « rustre » de mari, savait nager fort bien, et quelquefois, elle emmenait les petits qui accompagnaient leur père à la pêche, seul loisir que s’octroyait Maurice. Albert pêchait aussi, « tout le portrait de son père », disait Martine. Elle, au contraire détournait Marc de ce plaisir inoffensif, et continuait à l’entraîner à nager dans la rivière, suffisamment loin pour ne pas contrarier les pêcheurs.
Et ils nageaient, heureux et frétillants comme les gardons, les brèmes ou les carpes que le père et l’aîné rapportaient le soir et qu’il lui fallait cuire, alors même qu’elle détestait ça. Et ils allaient un peu plus loin, dans un tournant de la rivière, derrière des rochers, où se formait une vraie piscine naturelle : on pouvait y plonger du haut des rochers.

Martine et Marc y retrouvaient le maître-nageur, qui faisait admirer sa musculature dans son maillot à rayures. Marc rêvait de devenir comme Philippe Ravier qui condescendait à lui donner ici des leçons particulières gratuites. Martine n’était pas la dernière à contempler la stature athlétique du moniteur qui contrastait si fortement avec le corps étriqué du « rustre ». Et elle rêvait, Martine, elle rêvait. Elle s’évaderait avec Ravier, et emmènerait son fils préféré avec elle. Elle disparaîtrait avec lui dans un coin désert, loin du « rustre » et de son petit métier artisanal. Dans des îles lointaines, aux parfums capiteux de fleurs tropicales, au soleil captivant, aux palmiers agités par le vent marin. Elle rêvait.
*
Maurice tenta d’appeler la police. Mais, au commissariat, sa plainte ne fut pas prise en considération. Il en fut ulcéré. « Si je les retrouve, elle aura droit à ma vengeance », leur dit-il. « Et vous serez éventuellement responsables de sa mort ».

Le dimanche suivant, il laissa Albert surveiller les cannes à pêche et alla voir un peu plus loin, du côté de la baignade. Et il ne fut pas surpris en farfouillant dans la forêt proche, de trouver Ravier et sa femme accouplés. Il prit sa sabarcane et envoya une flèche dans le cul de l’homme, qui se présentait juste dans sa ligne de mire.
Il jugea la punition suffisante. D’ailleurs, le lendemain, Martine revint, et demanda pardon.

On ne revit jamais le maître-nageur.

Lobe
avatar 30/07/2021 @ 14:48:01
C'est l'arroseuse arrosée, ou plutôt la jalouse qui finit par tromper ! Une chronique familiale réjouissante, à un temps où les chaussures étaient cirées, les maillots rayés... et les rivières poissonneuses. Peut-être que Martine finira par reconsidérer son rustre, à l'aune de ses talents dans le maniement de la sarbacane ?

Tistou 30/07/2021 @ 21:53:07
En 1923, les cordonniers se promenaient une sarbacane à leur côté. C'est un fait historiquement peu connu, merci Cyclo de mettre ceci en lumière. Je vois que nous envoyons tous des flèches dans le cul des gens ! Au moins moi est-ce pour une bonne (?) cause. A vrai dire Maurice aussi.
Mais au fait, où est passé Marc ?

Pieronnelle

avatar 31/07/2021 @ 16:33:22
Et bien dis donc, une vraie petite tranche de vie en peu de temps ! Au début ça m'a fait penser à "la femme du boulanger" de Pagnol ,mais le joli discours sur la "Pomponette" à été remplacé par une flèche bien placée ! Dur quand même , car elle aurait pu arriver juste au milieu et là :-)) Mais le fait qu'on ne revit jamais le maître nageur" laisse planer ce doute dont il était question...
J'ai bien aimé ces partages d'enfants entre père et mère comme cela se passe souvent...
Pas bien maline quand même la Martine :-)

Darius
avatar 31/07/2021 @ 17:27:58
Super … cette histoire me fait penser à mon village , il y avait aussi un cordonnier chez qui on allait pour ressemeler ses chaussures mais il était célibataire .. et il s’était pris d’amour pour moi, adolescente .. j’ai eu du mal à m’en débarrasser ..

ton histoire finit bien mais pas si sûr que la Martine revienne comme par enchantement et que le mari ne le lui fasse pas chèrement payer son incartade .. mais bon pourquoi pas une histoire qui se termine bien .. j’ai tendance à les faire tourner en tragique

Cyclo
avatar 31/07/2021 @ 17:59:45
Oui, moi, j'aime les fins heureuses, mais pas sûr effectivement que le couple se ressoude si facilement. Outre le Pagnol, voir dans un milieu huppé et une tonalité sombre "La peur" de Rossellini (1954, avec Ingrid Bergman, alors sa femme) que je viens de voir hier au cinéma, seul film de la rétrospective de ce cinéaste que je n'avais jamais vu.

Magicite
avatar 01/08/2021 @ 07:31:51
Pour une fois le fils du cordonnier n’est pas le plus mal chaussé!
Le ton est donné, les clichés seront à contre-courant.
Et ce ‘rustre’ semble meilleur que ce qui est dit, gardien du bonheur frétillant jusqu’à commettre l’impensable pour sa vengeance, son honneur, sa flottille de famille amphibie.
Ce qui est dit est moins que ce qui est, puisque c’est une fléchette dans un croupe qui venge et stabilise le groupe, chasse à jamais le maillot à rayures et censément ramène la rêveuse à la réalité, à sa propre balourdise.

Cyclo
avatar 01/08/2021 @ 16:05:05
Merci, Magicité pour cette analyse fine !

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