Cyclo
avatar 11/08/2020 @ 22:36:24
L’été, à Paris, peut être variable selon les années. Ce soir-là, comme la nuit tombait, M. Thyse, le célèbre et sémillant entomologiste, rentrait de voyage. Il ramenait dans son sac spécial toute une collection d’insectes naturalisés qu’il avait cueillis (si l’on peut dire) pendant un long séjour aux abords de l’Amazonie, dans la forêt guyanaise, où il avait bien failli se perdre et avait été sauvé par des Indiens. Ces derniers ne comprenaient pas comment il avait pu s’éloigner autant du camp de base. Mais enfin, tout était rentré dans l’ordre. Il avait rapporté des arachnides, des coléoptères, et même un moustique qu’il n’avait pas réussi à identifier.

À l’aéroport de Roissy, il franchit sans peine la douane, alors qu’il rapportait peut-être, et même sûrement, quelques spécimens rares et interdits, parce que protégés. Mais il montra un visage tellement enjoué, vif et lança une plaisanterie si fine que le douanier n’insista pas. D’autant plus que son prénom, Barnabé, associé à son nom, Thyse, avait déjà déridé le cerbère, qui lui avait dit : « Vous êtes sûr de n’avoir pas fait de bêtise, au moinsss (il avait un accent du midi à couper au couteau), cher Monsieur Thyse ! » Et l’entomologiste était passé avec sa grosse valise et son sac comme une lettre à la poste.

Quand il prit le RER, il trouva un jeune homme, prénommé Ignace, qui l’aida à porter sa valise. Celle-ci, même à roulettes, pesait lourd. Ils bavardèrent pendant le trajet : Barnabé raconta son odyssée récente, Ignace prétendit être étudiant en psychologie. Arrivés Place St Michel, ils descendirent tous deux, et Barnabé put ainsi continuer à se faire porter sa valise jusqu’à la rue Frédéric Sauton, où il habitait. Il donna un généreux pourboire à Ignace qui poussa la gentillesse jusqu’à entrer avec lui par la porte cochère. Car il y avait encore un escalier à grimper, ce que Barnabé avait expliqué à Ignace. Apparemment, ce dernier ne demandait pas mieux que de monter la valise. « Quitte à vous aider, autant que j’aille jusqu’au bout ! » Le ciel s’avérait couvert, une petite pluie allait peut-être tomber. La nuit était bleue.

Ils montèrent les deux étages. Barnabé finit plus essoufflé que le jeune Ignace. Il sortit la clé et ouvrit la porte. Il alluma la lumière, entra, suivi d’Ignace avec la fameuse valise. Ce dernier referma la porte. « Et maintenant, à nous deux ! Votre portefeuille, vite ! », cria Ignace d’une toute autre voix et en brandissant un couteau à cran d’arrêt. Barnabé sursauta. « Tu permets, mon garçon, que j’ouvre volets et fenêtres, ça sent par trop le renfermé, ici. Faudra que je fasse venir au plus vite ma femme de ménage. »

Et Barnabé fit ce qu’il avait dit. Il ouvrit partout, tandis que le jeune homme trépignait dans son coin. L’air de la nuit entra, et avec lui, un moustique. Ce dernier sembla apprécier particulièrement Ignace. Il se posa sur le bout de son nez. Puis il voleta autour de sa tête dans un "zinzin" qui excita la colère du gamin. Il lâcha son couteau pour essayer d’attraper le moustique entre ses mains qu’il claqua à plusieurs reprises. Sans y parvenir. Pendant ce temps-là, Barnabé observait la scène, toujours aussi calme et sémillant. « Je vois, jeune homme, qu’avant de vous attaquer à un vieux savant, il vous faudra suivre des cours d’entomologie pour apprendre à attraper les moustiques ! Ramasse ton couteau , il ne te sera d’aucune utilité contre ce moustique ; si tu veux mon portefeuille, je te le donne d’aussi grand cœur que le pourboire tout à l’heure. Tu sais, au court de mes voyages, je me suis battu, parfois à mains nues, contre des bêtes féroces ! »

Ignace était interdit, toujours occupé à se battre contre le moustique, et des larmes lui venaient aux yeux. Pour une fois qu’il avait tenté de voler quelqu’un, il était tombé sur un os. Le vieil homme était malin et toujours souriant. Il s’excusa, ramassa le couteau. « Je vais te dire, Ignace, tu me plais bien quand même. Je te conseillerais volontiers d’abandonner la psychologie et de t’inscrire à mes cours d’entomologie. Et, de plus, comme loisir, choisis un art martial, aïkido, kendo ou taekwondo, ça te sera plus utile que de jouer au couteau, et c’est moins dangereux. »

Barnabé lui tendit la main. « Sans rancune, reviens me voir », dit-il. Baissant les yeux, Ignace lui serra la main. Au mois de septembre, il s’inscrivit d’abord aux cours prodigués par Barnabé, et occupa deux soirs par semaine à faire du karaté. Le dimanche, il suivait les excursions que lui proposait une association naturaliste spécialisée dans les insectes. Il devint l’ami de Barnabé qui lui rappelait souvent qu’ils avaient tous deux un prénom de personnages joués par Fernandel...

Lobe
avatar 12/08/2020 @ 09:14:49
Drôle de façon pour Ignace de rencontrer un 'maître', et plaisante histoire pour le lecteur. Je crois que la chance ne figure pas noir sur blanc, mais elle est bien présente: chance pour Barnabé qu'un moustique fasse diversion, chance pour Ignace de tomber sur Barnabé. Ca pourrait être une version revisitée de l'adage de Confucius "Quand un homme a faim, mieux vaut lui apprendre à pêcher que de lui donner un poisson" :)
Une histoire prolixe pour le temps passé dessus et qui se tient... une belle cuvée !

Magicite
avatar 12/08/2020 @ 10:37:37
Belle leçon et compassion de l'aîné à l'autre. Texte leste et agile comme le moustique. ça change de tes textes souvenirs et ce n'est désagréable le côté fiction qui en ressort.
Le salut dans le sport, méfiez vous des vieux qui portent pas leur valise ou des jeunes trop sympas? Beaucoup de choses dans un texte court et aéré.
Malgré son patronyme à Barnabé Thyse j'avais en lisant la chanson et l'accent particulier du Fernand d'elle : Ignaaaace...

Martin1

avatar 12/08/2020 @ 11:25:33
Il n'y a pas de plus belles amitiés que celles qui commencent par la malveillance et terminent autrement. Cela dit je n'aurais jamais poussé l'audace jusqu'à agir comme Barnabé. Les délinquants ne se laissent hélas pas toujours aussi bien mener !
Le style est efficace et agréable à lire, merci!

Tistou 13/08/2020 @ 18:11:57
L'histoire est belle et bien menée, je regretterais néanmoins une fin trop "bienveillante" et du coup moins plausible. Trop de bienveillance tue la bienveillance, mais je reconnais là ton âme généreuse, Cyclo.
Hélas tous les porteurs de couteau ne se laissent pas désarmer par un moustique ... mais tant mieux pour Barnabé. Et pour Ignace !

SpaceCadet
avatar 15/08/2020 @ 12:16:36
Comme Tistou, je trouve que ta générosité et ton humanisme ressortent clairement à travers cette mise en situation. La prose me semble particulièrement assurée, on voit que tu écris régulièrement et que tu trouves aisément l'équilibre entre les mots et les idées que tu veux transmettre. Je ne m'attendais pas, en lisant le début, à la tournure que prendraient les choses. Le revirement de situation a donc bien fonctionné (du moins pour moi). Même si tu conclue de manière un peu idéaliste, pourquoi pas?; après tout il n'y a pas que du négatif en ce monde et c'est bon de le souligner!

Nathafi
avatar 18/08/2020 @ 21:35:16

Trop drôle ton histoire, Cyclo !
Le moustique qui vient au secours de l'homme de science, c'est subtil ! Et la petite crapule qui se trouve les larmes aux yeux face à la bête féroce, vraiment ce n'était pas son jour de chance... La fin aurait pu être plus tragique, avec une belle piqûre et un érisypèle pour punition tiens, ça lui aurait fait les pieds, à ce petit morveux !

Bravo, Cyclo !

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