Arundhati
avatar 28/03/2020 @ 13:40:18
Et quarante-trois minutes, c'était bien la seule constante dans cette bizarrerie.
Au début, les discussions avaient opposé les grognons aux rigolards, les premiers reprochant aux seconds de prendre les choses à la légère, échafaudant des théories plus conspirationnistes les unes que les autres.
Tout y était passé, de la liste d'opposition aux municipales aux gens du voyage (en réalité personne ne les appelait comme ça, le qualificatif qui revenait le plus souvent étant "les romanos"), en passant par d'hypothétiques gamins du village voisin dont le seul but aurait été, je cite, de "faire chier le monde".

Et puis quand par hasard un chasseur avait de ses yeux vu un des pic-verts à l'origine du phénomène, tout avait changé. Bien sûr on l'avait d'abord traité de cinglé, mais quand le garde-chasse avait organisé ce qu'il avait appelé "la grande battue", tout le monde avait dû se rendre à l'évidence : neuf pic-verts était responsables de ce vacarme.
On se rendit compte un mois plus tard qu'ils étaient en fait dix, mais dans l'agitation il faut reconnaître que l'appréhension du phénomène n'avait pas vraiment suivi de méthode scientifique.
Jean-René, en vieux prof de math à la retraite qu'il était, avait caché son agacement, mais réussir à poster suffisamment de monde autour du village, près d'où semblaient venir les sons, avait déjà été une gageure.

Il avait tout de suite essayé de comprendre la séquence. Le phénomène ne se produisait jamais à la même heure, mais jamais avant cinq heures douze minutes, jamais après huit heures vingt minutes.
Seule la durée ne variait pas. L'heure de début semblait suivre une suite de Fibonacci combinée à une variable qui s'incrémentait de façon logarithmique, cela pendant dix jours, puis reprenait à une heure qu'il ne parvenait pas à situer dans une quelconque séquence mathématique.
Il avait même essayé de mobiliser les talents d'un ancien collègue encore en activité, et qui contrairement à lui savait se servir d'un ordinateur, en lui présentant l'affaire comme un jeu.
Les logiciels de son collègue n'avait pu déterminer un quelconque algorithme qui aurait fait l'affaire.

Il avait essayé timidement d'exposer ses recherches lors d'un apéro, mais il avait eu le tort de prononcer le mot "Fibonacci" et avait ainsi définitivement perdu son auditoire, la pancetta et le Martini étant les seuls Italiens admis au réjouissances.
Il avait bien entendu scrupuleusement enregistré le staccato étrange de quarante-trois minutes, mais là, guère de surprise, il était rigoureusement identique chaque jour. C'était un rythme ternaire sur sept temps, et dans ses recherches il n'avait pu trouver d'équivalent que dans "Money" du groupe Pink Floyd. Mais il n'était pas plus avancé pour autant.

Pour tout dire, il craignait un peu l'apéro du lendemain. Il avait nettement senti la tension monter lors des deux précédents, le phénomène ayant clairement divisé le village entre les "pour" et les "contre".
Les "pour" étaient en fait essentiellement contre les "contre" qui en était parvenu à une idée qui somme toute avait le mérite de la simplicité : "il faut flinguer cette foutue volaille".
Les "pour" donc arguait que "la foutue volaille" avait le droit de vivre, et que si on commence à tirer sur toute créature vivante qui nous cause quelque inconvénient, c'est qu'on n'a vraiment rien appris de la pandémie de Covid-19 de 2020.

Le principal ennemi était de fait l'alcool. Au début, il y avait eu bien sûr quelques débordements, les ivrognes patentés y ayant vu une bonne occasion de se murger un peu plus vite que d'habitude et aux frais de la princesse.
Mais lors des deux derniers apéros, il avait remarqué que certains qui jadis se contentaient d'une ou deux bières dans la soirée avait enclenché la deuxième et attaquaient au cent-deux à six-heures de l'après midi.
Il comptait un peu sur Germaine, qui tenait son Fernand d'une main de fer, et qui n'hésitait pas à renvoyer à la maison n'importe quel gaillard un peu trop éméché, eût-il fait deux fois sa taille.
Et également sur Audrey, une des dernières arrivées au village, esthéticienne et prof de yoga, et qui avait suggéré de dégager une petite piste de danse.
Il était convaincu qu'elle pourrait détourner l'attention des lourdauds de service, et si elle pouvait les faire transpirer un peu, ce serait toujours ça de gagné question picole et chamailleries.
Et puis, même s'il prenait bien garde à ne pas montrer son parti pris, ils les aimait bien ces oiseaux, et il était près à tout pour les défendre.

Évidemment personne n'aurait pu comprendre. Lui d'ailleurs ne pouvait expliquer son trouble.
Pourquoi diable ce chant nerveux et cliquetant l'émouvait-il autant ?
Car maintenant, l'aspect mathématique était accessoire. Il n'osait se l'avouer, mais s'il écoutait et écoutait encore ses enregistrements, c'était pour s'imprégner toujours davantage de leur mystérieuse et ancestrale incongruité.
Il n'en comprenait toujours pas le sens mais c'était secondaire dorénavant.
Les quarante-trois minutes écoulées, le son s'arrêta, sans surprise.
Il sortit récupérer son enregistreur, puis chaussa sa casquette.
La boulangerie allait ouvrir dans cinq minutes, il avait une irrésistible envie de pain frais.

Darius
avatar 28/03/2020 @ 14:39:16
Waouh ! Tu m'en bouches un coin, là.. la suite de Fibonacci !!!!...
Suis vite aller voir sur le net qui c'était..., un mathématicien italien.... grâce à cet exercice, on devient des petits génie en math... :-) ..

Heureusement que tu nous dis que finalement l'aspect mathématique devient accessoire chez Jean-René, le prof de math, car je me demandais comment j'allais me débrouiller pour résoudre cette énigme..

Cyclo
avatar 28/03/2020 @ 15:04:22
Pareil : suite de Fibonacci ; "se murger", j'ai cherché aussi, bien que le sens dans la phrase permettait de deviner...
Pour le reste, le mystère reste encore entier. On devine que l'action se passe dans le futur. Bien amené.

Magicite
avatar 28/03/2020 @ 15:36:14
Haha "mais il avait eu le tort de prononcer le mot "Fibonacci" et avait ainsi définitivement perdu son auditoire" cela m'a fait beaucoup rire, une petite mise en abime peut-être voulue?

Le mystère s'épaissit sans rien dévoiler vraiment. Je n'en attendais pas moins.
Cela reste complétement dans la continuité de la 1ère partie et c'est de bonne tenue tout ça. L'humour initié par le couple Fernand/Germaine continue sur le même ton et toujours bien agréable. Je sais pas trop pourquoi mais j'ai en tête le village d'Astérix maintenant.
Les références me parlent beaucoup que ce soit l'informatique les maths ou la structure inouï de 'Money' de Pink Floyd qui ne font pas avancer les choses; tout reste ouvert tout en révélant un peu plus(l'histoire se situe dans l'après 2020 donc).
bien joué

Tistou 28/03/2020 @ 19:06:28
Nous voilà bien avancés. Oui ils sont bien 10. Oui, c'est de la volaille (j'adore - qualifier des pics-verts de volaille !!). Et oui ils sont maniaques au possible, en termes de rythme et de durée. La volaille aurait même étudié Pink Floyd version Money. Fichtre ! Ca se gâte.
Un indice sur notre hameau dans la forêt ; ils ne sont guère polyglottes puisque "la pancetta et le Martini étant les seuls Italiens admis au réjouissances". Trop bien !
J'aime bien aussi les "pour" qui sont essentiellement contre les "contre". Ca rappelle des choses ça !
Voilà arrivée aussi une nouvelle venue, Audrey, qui voudrait bien faire danser les villageois (eh ! mais Audrey c'est peut-être Garance ?!).
Mais bon, au bout du compte on en revient à cet incontournable des 43 minutes. Je sens qu'à tout moment on peut basculer dans l'irrationnel. C'est un véritable cauchemar 10 pics-verts qui tapent en rythme !
Bel épisode Arundhati.

Lobe
avatar 29/03/2020 @ 07:53:47
Ça commence à s’étoffer: tu nous racontes entre autres le début, quand on ne savait pas encore qui était à l’origine du tambourinement. Tu nous racontes la propension humaine à rationaliser et à essayer de comprendre. Et comme le sens de tout ça est impénétrable (pour l’instant!), Jean René se focalise sur tempo et rythme. J’ai trouvé cela très réjouissant: il essaie bien de sauvegarder la paix sociale par le truchement d’une suite de Fibonacci! C’est aussi maintenant que l’on voit arriver des contre et des pour, et ça, ça peut mettre de la pagaille dans le poulailler...

Minoritaire

avatar 29/03/2020 @ 10:54:06
Le personnage de Jean René s'affirme. Provisoirement ? Je me sens proche de ce brave homme, avec ses besoins de cohérence, sa sociabilité limitée et sa culture musicale.
Je me suis refait l'intro de Money dans ma tête : ça fait bien sept temps (on bat une mesure à 3 puis une mesure à 4 et on recommence). Mais est-ce un rythme ternaire ? 'faut que je me documente avant que ce soit mon tour, et ça progresse vite !
Fibonacci aussi, et ses constantes, m'évoque bien un cours de maths auquel je n'étais déjà pas très attentif en temps normal. De même que Fermat, et un fameux théorème que j'ai d'autant plus oublié que je n'y ai rien compris.

Mais est-ce bien des mathématiques que viendra la solution du mystère ?

Nathafi
avatar 29/03/2020 @ 11:18:01

J'aime pas les maths !!!

Et si le débat tournait autour, j'aurais beaucoup de peine à assurer une suite, croyez-moi !

Belle suite qui ouvre divers possibles, les personnages s'affirment, la Germaine, je l'adore :-)

Merci Arundhati pour cette imagination !

Darius
avatar 29/03/2020 @ 11:24:58

J'aime pas les maths !!!

Et si le débat tournait autour, j'aurais beaucoup de peine à assurer une suite, croyez-moi !

Belle suite qui ouvre divers possibles, les personnages s'affirment, la Germaine, je l'adore :-)

Merci Arundhati pour cette imagination !


coucou Nath.. sauf si Magicite les ramène (les maths) , car tu le suis juste après, car moi, je suis partie dans une autre direction...

Arundhati
avatar 29/03/2020 @ 13:08:03
Le personnage de Jean René s'affirme. Provisoirement ? Je me sens proche de ce brave homme, avec ses besoins de cohérence, sa sociabilité limitée et sa culture musicale.
Je me suis refait l'intro de Money dans ma tête : ça fait bien sept temps (on bat une mesure à 3 puis une mesure à 4 et on recommence). Mais est-ce un rythme ternaire ? 'faut que je me documente avant que ce soit mon tour, et ça progresse vite !
Fibonacci aussi, et ses constantes, m'évoque bien un cours de maths auquel je n'étais déjà pas très attentif en temps normal. De même que Fermat, et un fameux théorème que j'ai d'autant plus oublié que je n'y ai rien compris.

Mais est-ce bien des mathématiques que viendra la solution du mystère ?

Non en effet, Money n'est pas sur un rythme ternaire, mais bon les pic-verts font se qu'ils veulent après tout ;)

Débézed

avatar 29/03/2020 @ 16:19:50
Le volatiles perturbent bien la petite communauté mais pourquoi donc ? Faut lire les autres épisodes pour le savoir !

Nath, les maths ce n'est pas trop mon truc non plus.

Marvic

avatar 29/03/2020 @ 16:52:02
" l'aspect mathématique était accessoire" OUF ! Moi aussi j'ai eu peur d'être perdue.
Et reconnaissante d'apprendre le nom de cette suite de nombres.
J'aime la réunion de personnes qui n'ont en commun qu'une proximité géographique. Et l'arrivée d'Audrey risque fort de modifier l'équilibre , si équilibre il y a .

Evaetjean
avatar 30/03/2020 @ 15:31:41
Un ancien prof de maths beurk je l'aime plus le Jean-René moi qui est cela en horreur ;) ! Rondement mené tout cela, j'aime cette recherche approfondie du pourquoi. On en apprend encore un peu et nous voilà avec une petite nouvelle sur les bras !

Et alors ta phrase "mais il avait eu le tort de prononcer le mot "Fibonacci" et avait ainsi définitivement perdu son auditoire, la pancetta et le Martini étant les seuls Italiens admis au réjouissances" m'a bien fait rigolé. Simple, limpide mais qui en dit beaucoup sur l'auditoire en question... !

Garance62
avatar 01/04/2020 @ 09:36:12
Quel plaisir cette ouverture mathématique ! J'ai vite fait ma curieuse et ai été voir de quoi il était question ! Diable, c'est fichtrement intéressant et tellement étonnant. Nous sommes peu de choses et mon amie la rose... Calmons-nous, en ces temps de confinement, les roses sont à l'abri derrière leurs enveloppes pour l'instant !
J'ai beaucoup aimé ton écriture, ton imagination ! Un texte enlevé, vif et qui donnerait envie de refaire une nouvelle intro pour te relire à nouveau ! :)

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