Darius
avatar 18/02/2020 @ 23:08:03
Je courais hors d’haleine. J’avais 10 ans, papa m’avait envoyé acheter des cigarettes à l’épicerie du village. Il fumait des cigarettes d’homme, des Saint Michel. Le paquet était vert avec un saint Michel qui terrassait le dragon sous ses pieds.
La rue était en pente et l’épicerie était là tout au bout. Je courais, mais l’épicerie, au lieu de se rapprocher, s’éloignait de plus en plus. J’étais essoufflée, ma respiration était saccadée, mes trempes battaient la chamade, mes pieds se tordaient sur les cailloux. J’avais enfilé les chaussures de ma sœur, des ballerines blanches pointure 38 que j’adorais, mais je savais qu’elles n’étaient pas à ma taille. J’en ai perdu une en cours de route. Je me suis retournée pour la réenfiler dans mon pied, mais elle avait disparu. L’angoisse m’a pris. Qu’allait dire ma sœur ? C’était de nouvelles chaussures à la mode, avec un petit noeud blanc devant et des petits trous brodés.
C’est alors que j’ai senti qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Tout à coup, je n’étais plus dans mon village, l’épicerie n’existait plus. J’étais dans une forêt sombre, tel le petit Poucet perdu dans les bois. Au loin, un hurlement, une meute de loups ?. Et ce chemin qui n’en finissait pas ! Je m’enfonçais de plus en plus dans cette forêt de sapins jusqu’à un petit sentier que je reconnus aussitôt. Il menait au moulin du Warfaz. J’étais beaucoup trop loin de l’épicerie, au moins 2 kilomètres de trop. Comment était-ce possible ? J’avais parcouru tout cet espace et je n’avais rencontré aucune maison ?
Il y en avait pourtant le long du chemin. La maison de la famille allemande, les Herrmann, des gens bizarres qui ne communiquaient pas avec les habitants. Ils avaient 2 fils qui fréquentaient l’école communale. Ils étaient toujours habillés de culottes de cuir. Ils étaient mauvais élèves, l’un s’appelait Wolfgang et l’autre, celui qui louchait s’appelait Erich. Un jour, Wolfgang m’a obligé à boire de la bière et j’ai été très malade. Erich, lui, me harcelait lorsque je rentrais de l’école, il me faisait pleurer et je baissais la tête, ignorant qu’il allait se mettre devant moi pour me faire trébucher et tomber. Puis, il me disait « Il faut marcher sur la Belgique, pas sur ses habitants » Ha ha ha. Et cela le faisait rire. Je rentrais à la maison en sanglotant.
Puis, il y avait une autre maison, celle du boulanger Gaspard qui vivait avec son frère Louis, le cordonnier. Un jour, lorsque je suis allée déposer les chaussures de maman chez Louis, il avait l’air bizarre. Il avait l’âge de mon père et il était célibataire. Il m’a dit qu’il était amoureux de moi et qu’il voulait me faire un cadeau. Il m’a demandé « Est ce qu’un gramophone te ferait plaisir ? » C’est incroyable d’entendre une chose pareille. Jamais je n’aurais imaginé recevoir un gramophone !. Ses yeux étaient trop étranges, il me contemplait avec avidité. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Puis il m’a demandé de m’asseoir sur ses genoux, je suis restée tétanisée, mais il s’est emparé de moi, délicatement je dois dire. Mais c’est lorsque je me suis retrouvée assise sur lui, que j’ai senti sa main qui s’introduisait dans ma culotte. Et là, j’ai eu peur ! Enfin, si l’on peut dire, car je savais qu’avec une maman comme la mienne, tout allait se régler très vite. Je n’ai pas perdu la nord, j’ai directement réagi « je vais le dire à maman » Ces paroles ont eu un effet magique car il s’est arrêté net et m’a laissé partir. Je m’en souviens très bien mais je n’ai jamais eu peur. Je savais que maman allait régler la situation.
Un jour, il est venu à la maison. J’ai ouvert et c’était lui, Louis. Il m’a tendu une lettre en me disant « adieu ». J’ai pris la lettre et je l’ai donnée à maman. J’ignore ce qu’il y avait dedans, peut-être ce mot « adieu » signifiait qu’il allait se suicider. De toutes façons, je m’en fichais. Puis maman lui a dit quelques mots en allemand. C’est toujours dans cette langue que ma mère s’adressait aux adultes quand elle ne voulait pas que les enfants comprennent. Je ne comprends pas l’allemand, mais tous les sons de cette langue me sont familiers. Je n’ai aucun mal à prononcer l’allemand lorsque je vois un article dans le journal.
A la maison, nous recevons le « Grenz Echo » avec toutes les nouvelles de la région. Seuls mes parents peuvent le lire, car nous ne sommes plus allemands depuis 1918, il y a deux ans de cela. Nous sommes devenus Belges et notre langue scolaire est devenu le français. Enfin, c’est une longue histoire dont mes parents ne sont pas très fiers et ils évitent d’en parler. Mais cette guerre a laissé des traces. Par exemple, mon père a instauré une manière très spéciale d’organiser les repas. C’est celui ou celle qui a été le plus lent qui sera de corvée vaisselle. Alors, mes sœurs et moi, on a pris l’habitude de manger très vite, sans mâcher, d’avaler tout et n’importe quoi, n’importe comment. Tout cela en prévision d’une nouvelle guerre. « Si vous mangez rapidement, vous aurez droit à tendre deux fois votre gamelle » voilà ce que mon père répète à l’envi.
Puis, il y a une autre maison, celle de Jean, le maître-nageur. Car dans mon village, il y a un lac, le lac de Solwaster, et dans ce lac, il y a un bassin de natation à ciel ouvert. Nous les filles, nous ne pouvons pas apprendre à nager, c’est seulement pour les garçons. Mais ma sœur, on l’appelle « le garçon manqué » elle ne nous ressemble pas du tout, elle a les cheveux raides qui se dressent sur la tête, un ventre rebondi, de très grandes oreilles que le voisin vient mesurer tous les matins pour voir si elles ont encore poussé pendant la nuit, des yeux noirs que nous détestons car nous, nous avons les yeux bleus. En plus, elle se bat avec les garçons du village et leur tient tête. Grâce à tout cela Gerda, ma soeur a pu suivre des cours de natation. Et bien il y a quelques jours, nous avons appris que Jean s’était suicidé. Il parait qu’il s’était pendu dans sa cave ! Quelle histoire bizarre ! Cela m’a attristée, non pas parce qu’il s’était suicidé mais parce que je n’allais jamais apprendre à nager, j’avais justement convaincu maman de me laisser suivre des cours comme Gerda car j’avais ramené un beau bulletin scolaire.« Scheise !».
Ah oui, j’oubliais il y avait aussi la maison où habitait trois garçons. Leur mère ne sortait jamais. A croire qu’elle était séquestrée. Enfin, il y a toujours des histoires bizarres dans les familles. Le père travaillait au cimetière. Il enterrait les morts. Il était toujours en train de creuser une tombe ou l’autre. C’est fou ce qu’il y avait d’enterrement dans mon village ! Ces trois garçons, Alois, Konrad et Jörgen ne communiquaient pas beaucoup avec nous. Ils étaient moches et mal habillés. Mais ils étaient super intelligents, les premiers de classe alors qu’ils s’exprimaient à peine en français. En hiver, on se liguait tous contre eux et on leur lançait des boules de neige. Ils ne répliquaient jamais. Konrad était amoureux de moi. Il me refilait des « kuchen » que sa mère lui préparait pour son dix heures. Il m’aidait aussi à faire mes devoirs. Les autres enfants de l’école se moquaient de moi quand ils nous voyaient assis côte à côte sur le rebord de la fenêtre de l’école. Mais j’aimais bien me coller contre Konrad et j’espérais me marier avec lui un jour. Je ne connaissais rien de la sexualité mais comme l’instituteur avait dit que pour avoir des enfants, il fallait s’aimer très fort, j’ai soudain eu peur ! J’avais remarqué que mon ventre devenait de plus en plus rebondi avec tous les « kuchen » que Konrad me faisait manger. Et j’ai cru, vraiment, que j’allais donner naissance à un enfant !. Alors, je priais tous les jours « je ne veux plus aimer Konrad.. je ne veux plus aimer Konrad.. » Mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Je pensais à Konrad, le jour et la nuit..
Et bien voilà, j’ai dépassé toutes les maisons, et je n’ai toujours pas trouvé cette épicerie de malheur !. Et mon père attend toujours ses cigarettes !. Il va être en retard au travail à cause de moi.
C’est alors que la lumière m’éblouit soudain et que maman entre dans ma chambre, allume la lumière suivie d’un inconnu en prononçant ces mots « Ici, çà va ».

Cyclo
avatar 18/02/2020 @ 23:23:33
Il manque la première phrase, mais par contre, quelle histoire qui rappelle la fin de la guerre en Belgique alémanique... Tous ces personnages, c'est impressionnant ! Bravo.

Darius
avatar 19/02/2020 @ 07:58:26
merci Cyclo... oui, c'est ma région, mais j'ai modifié tous les noms (sauf le Grenz Echo) car tous ces personnages existaient bel et bien... et je les ai mis au niveau d'un enfant de 10 ans..

La première phrase ? Ah bon, je croyais que c'était le titre qui devait nous servir à poster...

Minoritaire

avatar 19/02/2020 @ 09:46:33
Les clopes à aller chercher pour les parents, ça me parle. Moi, c'était au magasin du coin; pas de risque de me perdre. Quoiqu'en rêve...
Et j'aime bien aussi l'anxiété qui monte au début. Je ne suis pas sûr que j'aurais obliqué vers un retour au réel aussi détaillé, ni surtout aussi fourni, mais tes portraits font mouche. Une belle galerie que tu pourrais réinvestir, approfondir dans un autre exercice ou pour ton propre plaisir.

Pieronnelle

avatar 19/02/2020 @ 11:32:08
Qu'est-ce que tu racontes bien ! Je t'avoue que je n'ai pas cru une seconde au mauvais rêve, mais ces souvenirs sont tellement bien évoqués. J'aurais bien continué pendant des heures, tu passes des uns aux autre avec une facilité incroyable et ça sent le vrai. On comprend que tu a envie de sortir toutes ces images de ta mémoire ; comme j'aimerai avoir gardé des images aussi claires de mon enfance ! Bravo et merci Darius, c'est super quand tu nous rejoins. : -)

Lobe
avatar 19/02/2020 @ 11:54:21
Oui, c'est vrai c'est fou comme tu as été prolixe et fluide... En fait, Tistou proposait un texte autour de 3000 signes, et non mots (sinon, ça fait beaucoup beaucoup, oui!!). C'est une drôle d'atmosphère, un peu comme dans un roman de Bernanos, un brin moins empoisonné tout de même. Il y a des choses qui restent mystérieuses, et elles font bien de le rester. Même le réveil, je trouve, avec cet inconnu, reste dans l'ambiance.

Pieronnelle

avatar 19/02/2020 @ 12:00:49
oui bien mystérieuse cette dernière phrase...

Tistou 19/02/2020 @ 19:39:54
C'est la méthode du boa constrictor, Darius ? Qui vous enserre et serre et serre et vous étouffe pour vous avaler. Tu prends ton lecteur à la gorge dès le départ et rebondit de personnages en personnages sans laisser le temps de souffler. Comme un trop-plein qui devait absolument s'écouler, des souvenirs qu'il fallait absolument restituer.
Les confidences sont intéressantes mais ça fait trop à mon sens pour un seul petit texte, c'est ce que suggère d'ailleurs Minoritaire aussi.
Mauvais rêve donc. Mais qui finit bien. Encore que, cette survenue d'un inconnu avec la maman lorsqu'elle casse le rêve est intrigante.
Oui, en effet, il fallait attaquer le texte par "Qu'est-ce c'est, Papa ?" mais, en même temps nous sommes surtout là pour nous amuser !
Un texte dense qui dit beaucoup d'un "si joli village" ...

SpaceCadet
avatar 22/02/2020 @ 11:09:26
Que de souffle dans ce texte! Ca se lit comme si on était réellement au pas de course. Il rend bien le regard de l'enfant, la tension, la frayeur, la frayeur qui déborde du rêve, passe à la réalité, puis rentre de nouveau dans le rêve. Et cette galerie de personnages semble aussi authentique que le regard de l'enfant posé sur eux.

Magicite
avatar 23/03/2020 @ 04:30:46
Oui voilà comme SpaceCadet le dit ça va(le récit) à fond la caisse.
J'ai sentit que tu prenais plaisir et qu'il y avait l'inspiration. Une facilité d'écriture aussi donc. Peut-être le texte aurais put être plus organisé et il serait plus facile de rentrer dedans mais l'histoire y est: je trouve ça un peu épais avec plein d'ingrédients qui font que c'est consistant avant qu'on soit au goût et qu'il faut faire un effort pour bien mâcher.

Cet exotisme et quelques belles idées qui me parlent:le père trauma par la guerre qui force tout le monde à manger vite, la gamine qui pense être enceinte avec son ventre qui s'arrondit.
Il y a ce trop plein de portraits aussi brefs que suffisants avec tout leurs noms, comme un sac qui aurait toujours quelque chose au fond qu'on a pas encore vu et prêt à sortir, comme la vie et ce regard d'enfant qui sait qu'il y a toujours des surprises à en avoir.
Intelligent ces regards d'enfants sur sur les conflits des grands pour une région où la frontière ne marque pas une délimitation très nette, comme toutes les frontières il me semble même si l'histoire de son traçage et les guerres consécutives ont particulièrement marquées cette zone..

Page 1 de 1
 
Vous devez être connecté pour poster des messages : S'identifier ou Devenir membre

Vous devez être membre pour poster des messages Devenir membre ou S'identifier