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Forums  :  Vos écrits  :  Comme des petits lapins

Cyclo
avatar 23/11/2019 @ 09:30:04
Le Maître nous demanda de décrire un mariage. Je n’avais jamais assisté à un mariage, alors que Maman et papa avaient emmené les jumeaux au mariage d’un cousin de Papa l’année précédente, mais m’avaient jugé trop jeune. Pourtant, de la fenêtre de notre chambre, il m’était arrivé, les jours de mariage au village, de voir un cortège sortir de la rue de l’église pour se diriger vers le restaurant où aurait lieu la fête, et comme il bruinait légèrement ce jour-là, toute la noce avait pris les jambes à son cou et dévalait la rue à vive allure.

Aussi, me suis-je appuyé sur ce fait concret et observé pour essayer d’écrire quelque chose. Par ailleurs M. Goyen insistait beaucoup, pendant les séances de lecture, pour nous faire remarquer la manière des écrivains, comment ils brossaient un portrait, une description, les comparaisons et les images qui émaillaient leurs textes. Et moi, qui habituellement, n’arrivais jamais à trouver une comparaison, et ne voulant pas me risquer à décrire un repas de mariage auquel je n’avais pas assisté, j’achevais triomphalement ma rédaction par la comparaison suivante, que je trouvais magnifique : “A la sortie de l’église, les mariés courent comme des petits lapins”.

Que n’avais-pas écrit là ? Le Maître retira nos cahiers pour corriger, pendant que nous apprenions une nouvelle récitation. Et soudain, on entendit un rire éclatant : c’était M. Goyen, agité d’un fou-rire qui semblait ne plus pouvoir s’arrêter... La classe, interdite, attendait. M. Goyen n’était pas un rigolo, on l’avait même rarement vu rire ; il avait plutôt le sourcil froncé en règle générale. Et soudain, le rire s’arrêta, il parla :
– Les enfants, je vais vous lire quelque chose qui va vous faire rire”..
.
Je reconnus mon cahier. Aïe, qu’avais-je donc écrit de si risible ? Mais il continua, hilare, hoquetant :
– “A la sortie de l’église (nouveau fou-rire), les mariés courent (mais va-t-il donc enfin cesser de rire ?) comme des petits lapins”. Devinez qui a écrit ça” ? demanda-t-il devant un rire généralisé.
Moi seul ne riais pas ; je ne comprenais pas ce qu’il y avait de risible dans cette phrase : n’avais-je pas vu une noce courir jusqu’au restaurant ? N’avais-je pas – enfin – réussi à faire une comparaison, certes pas aussi belle que celles de Maupassant, mais tout de même une comparaison ?
– Comme des petits lapins” hoqueta encore le Maître, et chacun de rire de plus belle. “Devinez qui donc a écrit cette perle” ?
– Je parie que c’est Martin”, dirent d’une seule voix Robert et Jacques.
– Tout juste”, répondit M. Goyen en riant encore pendant que la classe repartait d'un fou-rire, jusqu’à ce que le Maître dise : “Stop ! Où as-tu vu, Martin des mariés courir comme des petits lapins ? En rêve, peut-être” ?

Comme à chaque fois où, dans ma vie, il m’est arrivé quelque chose d’imprévu, je restai immobile, muet, incapable d’agir, et là, courbé sous la honte d’avoir écrit quelque chose de risible sans m’en être rendu compte. J’ai essayé de me faire tout petit.
– Allez, reprenez votre récitation, tout à l’heure, j’en interroge cinq au hasard”, tonna le Maître.
Et chacun de se replonger dans son étude du monologue de Don Diègue “O rage, ô désespoir...”, car les grands du certif avaient des extraits du Cid au programme, et nous y passions tous. Il faut dire que M. Goyen nous expliquait à la perfection ces passages difficiles et que, malgré mes huit ans, "Le Cid" n’avait aucun secret pour moi ; de là est venu mon goût pour le théâtre. D’ailleurs le Maître s’en était aperçu, et quand il nous fit répéter pour la fête de l’école, il me confia le rôle de Rodrigue, car la façon que j’avais de dire : “A moi, comte, deux mots” ou “La valeur n’attend pas le nombre des années”, comme si j’y croyais vraiment (et de fait j’y croyais) l’avait séduit pendant les récitations.

Mais le soir venu – nous étions en hiver, et à la fin de la classe, à cinq heures, il faisait déjà sombre – voilà-t-y pas que le Maître répète la chose à toutes les mamans venues chercher leur progéniture ! Et tout le village fut au courant que le petit Martin (décidément, quel âne !) avait écrit : “A la sortie de l’église, les mariés courent comme des petits lapins” !
Maman se garda bien de le dire à la maison, ne voulant pas m’humilier plus que je ne l’étais déjà, mais Robert et Jacques se firent un malin plaisir de le claironner pendant le repas, faisant rire Papa à gorge déployée.
– Mais où donc as-tu vu ça” ? me demanda-t-il.
Et je racontais l’observation que j’avais faite et mon souci de comparaison.
– C’est égal”, dit Mamie. “Le Maître n’aurait pas dû se moquer de toi. Il va avoir de mes nouvelles. Je lui parlerai demain. Et, de plus, je la trouve très mignonne, ta comparaison. Naïve, mais mignonne ; viens que je t’embrasse” !
Brave Mamie, elle savait mettre du baume au cœur, elle comprenait les enfants,elle !

Et, le lendemain, elle nous emmena à l'école, prit le Maître à part et lui passa un savon.

Minoritaire

avatar 26/11/2019 @ 00:06:52
Un souvenir de l'école primaire comme on est sans doute nombreux à en avoir , et dont le côté campagnard me rappelle "La gloire de mon père" que je viens de découvrir.

Fd
avatar 04/12/2019 @ 09:27:03
Joliment décrit avec des mots qui nous font vivre avec toi cette ancienne expérience. En fait l'art d'écrire est de nous mettre dans l'ambiance du texte et c'est réussi, super !

Martin1

avatar 05/12/2019 @ 09:56:06
Oui, j'aime bien ce récit simple et qui fait sentir la difficulté qu'ont les enfants à partager ce qu'ils vivent ou pensent ;-) Bravo

Tistou 11/03/2020 @ 18:38:27
Touchant, ce qui est manifestement un souvenir.
Et puis d'abord, c'est mignon des lapins. Et c'est vrai que ça court bien !
C'est vrai que dans le passé il y avait ce genre d'exercice et d'apprentissage de récitations en cours. Mais pour moi, pour la classe du Certificat d'Etudes, ce n'était pas M. Goyen mais M. Courtecuisse. Et je n'ai pas eu d'épisodes du type de celui que tu relates. N'em^pêche, ton évocation m'a fait remonter en mémoire des épisodes ... "Courtecuissien" !

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