Garance62
avatar 14/11/2017 @ 21:46:59
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Agathe ne rebondit pas mais elle explosa. Tous les filaments de couleur qui la composaient se mirent à danser devant mes yeux illuminés. Une agathe * qui explose c’est un spectacle inénarrable, mais je vais tout de même tenter de vous en donner un aperçu.
La couleur rouge garance fut la première. A peine le pied posé sur le trottoir, Agathe se mit à m’invectiver avec une violence telle que les vitres du bureau derrière lequel le molosse à peine sorti de son ébahissement de cadre bien cadré, un peu trop à mon goût, cela manque de fantaisie des cadres trop bien cadrés mais il en faut pour tous les goûts, c’est bien pour ça que je les laisse aux autres, chez moi j’ai des murs nus, sans cadres en quoi mes murs se différenciaient du bureau en question, les vitres donc vibrèrent d’une magnitude locale très élevée.
Bécar, le colosse et le molosse en perdirent dentiers, appareils auditifs et même quelques cheveux churent de leur têtes bien peu pensantes il est vrai.

Agathe en resta bouche bée. Elle, femme fragile, enfin c’est ce qu’elle pensait d’elle-même, femme brisée par trois récents divorces, qu’elle avait intentée il est vrai mais cela n’est en rien une excuse au chagrin de se retrouver seule le soir devant son assiette de nouilles sans beurre (ici, la bretonne Garance verse une larme) mais quelle idée de vouloir mettre du beurre sur des pâtes (au gluten ça va de soi) alors que tant de galettes se languissent de l’odeur inimitable, du doux frémissement de la matière bovine qui dégouline et s’insinue dans les interstices de l’œuf, du jambon, de l’andouille… des nouilles au beurre sans beurre pensez donc !
Agathe eut la surprise de sa vie, celle de pouvoir stopper les cadres et leurs subordonnés, celle de figer les passants qui n’osaient plus bouger le petit doigt de pied, celle d’avoir fait tomber les feuilles des arbres de la rue alors qu’on était en septembre. Quelle tristesse !

Agathe resta interdite. Je la regardais, ayant conscience que ce spectacle ne me serait plus jamais donné. Mon quart d’heure de stupéfaction était arrivé.
Ce que je n’imaginais pas fût la rapidité avec laquelle sa colère allait s’envoler. Comme une explosion qui libère tout ce qui composait sa composition, la colère d’Agathe disparut instantanément. La surprise suivante fut son rire ! Un rire qui tomba en cascade sur le trottoir, inonda les rues adjacentes, les arbres, les immeubles. Avec une rapidité impressionnante, les fenêtres des immeubles voisins s’ouvrirent, les chats sautèrent des balcons, les chiens se mirent à japper, un vendeur ambulant de pizza qui passait par là en tricycle dut freiner violemment au risque de voir sa cargaison choir et faire le délice des meilleurs amis des hommes.

Le molosse de la sécurité donnait de la voix comme jamais, enfermé dans le bureau et interdit de sortir par la sécurité qui, bien qu’ayant cumulé tous les trimestres pour bénéficier d’une retraite joyeuse, sereine, gourmande et amplement méritée avait décidé d’offrir ses plus belles années de professionnalisme reconnu au service de tous. Agathe apprendrait le lendemain qu’il avait quitté le soir même la tenue officielle, vendu son pavillon de banlieue et loué un attelage de chiens de traineau dans le Nord afin d’éviter de justesse un burn-out (amplement mérité lui aussi il faut bien le dire).
La joie d’Agathe fût de courte durée.
Soudain, elle me regarda. Son regard était très étrange. Figé. Rien ne transparaissait. Les battements de paupières, inévitables pourtant, était absents. J’entendais les battements de mon cœur qui s’accélérait. Agathe me faisait peur. Je n’osais toujours pas bouger ni prononcer la moindre parole.

Puis, au bout d’une minute qui n’en finissait pas de compter ses secondes, une larme se forma dans l’œil gauche. Bizarrement l’œil droit restait sec. Une seconde larme rejoignit la première puis une mini-rivière irrigua sa joue gauche, s’immisça dans le corsage, trouva une voie de sortie pour ruisseler en douceur sur le pantalon de faux cuir (une chance qu’Agathe se soit décidée ce matin-là pour le pantalon). Le caniveau tout près recueillit le petit ru et bientôt on entendit comme une pluie, pas un crachin, non, une pluie numéro deux (pour ceux qui ne connaîtraient pas les subtiles niveaux entre crachin numéro 1, 2, 3 ou 4 et pluie de mêmes échelles je reçois côte Nord Bretagne entre le solstice de novembre et celui de février uniquement).

Je ne savais plus quelle contenance prendre. Rebondir est une chose. Se sauver de la noyade en est une autre.
L’heure était grave. Seule une décision d’une grande justesse pouvait convenir. Avec une rapidité dont je ne me serais pas cru capable, je sortis de ma poche droite (la gauche était vide depuis quelques années) un petit paquet couleur bleu comme la mer en temps de non-crachin (parce que dans ces cas-là la mer est grise ou glaz, c’est-à-dire ni bleue ni verte et ni verte ni bleue –évidemment ça ne dit rien aux gens de mer méditerranée-) et j’appuyais sur un petit bouton. En trois secondes, un petit canot avec rames intégrées, bouée de sauvetage, biscuits de survie, fusée éclairante et whisky de vingt-cinq ans d’âge se déplia. Agathe me prit dans ses bras, se recula, me regarda dans les yeux et me déclara :

Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
O que ma quille éclate ! O que j’aille à la mer ! **

Sur cette déclamation, Agathe et moi sautâmes à temps dans la frêle embarcation, assez pour voir la profonde tristesse du cadre resté à quai.

Agathe et moi étions bel et bien sortis du cadre.


* Définition d’une agathe : taper « agathe « dans le moteur de recherche de votre choix.
** Magnanime suis-je, verset 23 du « Bateau ivre » d’Arthur Rimbaud

SpaceCadet
avatar 15/11/2017 @ 02:11:49
:-)))))))

Un texte qui a du ressort. Je dirais même... rebondissant! :-D

Tistou 15/11/2017 @ 23:12:47
Et donc Garance relève le défi, frontalement elle aussi, de poursuivre le texte de Guigomas dans une veine "guigomassienne". Oh bien sûr, il y a du Garance dans ce Guigomas là.mais pas tant que ça quand même. Garance a voulu rester dans le rail creusé par Guigomas.
Bon, les considérations du Yorkshire ont disparu mais nous y avons gagné une originale échelle de notation de la pluie. Bretonne. L'échelle. Et la pluie d'ailleurs, bretonne aussi la pluie même si parfois il n'y pleut pas (c'est quand il va pleuvoir).
Résultat on dérape dans un absurde tendance Vian sous ecstasy. S'il y avait une suite de la suite, les champignons hallucinogènes ne seraient plus nécessaires !
L'exercice tel qu'il est pratiqué ici, et tel que l'ont pratiqué certains d'entre nous, me rappelle les "Mille Mains" qu'évoquait Evaetjean avant le lancement de tout ceci. Un exercice pour lequel le premier lançait l'ébauche d'une histoire et chacun à son tour derrière poursuivait en développant, agrémentant, faisant en sorte qu'une histoire se déroule. Le problème c'était surtout pour le dernier qui devait tout reboucler et ne pas paraître trop idiot.
Là, tel que c'est parti, je ne sais pas où ça finirait !

Bon Garance, tu t'es faite un peu attendre mais ça en valait la peine. Et j'espère que tu y auras pris plaisir. Moi j'ai apprécié entre autres la description de galettes qui dégoulinent de beurre. Salé, le beurre ...

Guigomas
avatar 17/11/2017 @ 15:22:20
Merci Garance pour ce rebond réjouissant !

Ton texte vient brillament compléter le mien pour faire de l’ensemble un vrai duo bien balancé ; c’est étonnant comme tu as traité cette suite avec certains thèmes dans lesquels je me reconnais carrément (l’agathe, les larmes qui deviennent ruisseau, l’embarquement dans un frêle esquif… sans oublier le whisky et le fait de pleurer de l’œil gauche où là on est vraiment dans la sorcellerie !), au point que je me demande comment tu as pu faire pour taper si bien dans le mille ! J’aime beaucoup et en même temps je suis vraiment troublé…


Lobe
avatar 19/11/2017 @ 12:23:17
Vian sous ecstasy dit Tistou, et j'approuve - pour avoir relu Elles se rendent pas compte récemment, il y a vraiment de ça. Garance, tu commentais chez Guigomas "ta ta ta (chanson bretonne qui ne se danse que seul face à un enjeu de taille)". Tu as du danser avant de prendre la plume, et cela t'a réussi : tu fais virevolter Agathe, et nous avec. Tu nous gâtes de rebondissements, tu souffles le chaud puis le froid, on y croit, on les voit! Je gage que les biscuits de survie sont des palets bretons. Adoration de ce texte, aussi enthousiasmant que celui de Guigomas, c'est fort!

Evaetjean
avatar 21/11/2017 @ 17:20:08
Excellent ! Une suite tout à fait dans la lignée du premier (ce qui n'était pas tout simple au vu du style rebondissant). Beaucoup aimé et surtout les petits passages entre parenthèse qui relèvent encore un peu plus le tout ! Merci pour ce bon moment :)

Pieronnelle

avatar 21/11/2017 @ 18:41:55
Ah c'est que j'ai voulu le relire ce texte avant de le commenter !
Ca jaillit de tous côtés et la belle Agathe aux couleurs variées m'a entraînée dans un flot de réjouissances ! C'est tellement visuel, surréaliste et tendrement absurde comme l'est la vie bien sûr et les égratignures sur ceux qui sont biens cadrés sont peaufinées sans aucune méchanceté mais avec un œil bien aiguisé ma foi !
J'avoue que le passage sur le beurre dégoulinant m'a un peu remué l'estomac :-) mais le ruisseau de larmes alors là chapeau ! Breton sûrement le chapeau....quant au crachin alors je crois bien que je vais pouvoir être en mesure de faire les différences entre le 1,2,3,4 et recevoir moi aussi dans le Nord flamand !!! ; une comparaison risque de s'imposer d'ici peu....:-)
Parfaitement dans l'esprit du texte de Guigomas qui, du coup, quelque part, parait presque en retenue et un petit moins déjanté , mais les deux compères se ressemblent aucun doute !
J'aime bien cette Garance joyeuse qui fait passer néanmoins des petites notes de tristesse dans le rire qui éclate....Gageons que le frêle esquif emportera nos deux héros du jour vers un avenir meilleur !
Merci pour ce joli moment Garance...

Nathafi
avatar 25/11/2017 @ 08:36:30

Réel défi que de poursuivre le texte de Guigomas ! Tu t'en sors magistralement, tout cela me laisse pantoise

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